L’édito de Fabrice Grosfilley : ces 10 jours de juillet où la négociation bruxelloise a creusé encore plus profond
Dans son édito de ce mardi 22 juillet, Fabrice Grosfilley revient sur les derniers événements dans la formation d’un gouvernement bruxellois.
Entre la fête de la Communauté flamande, le 11 juillet, et la Fête nationale, le 21, il n’y a que dix petits jours. Dix journées qui ont transformé l’espoir en douche écossaise. Dix journées où l’on est passé de la perspective d’une solution à un crash frontal avec perte totale du véhicule.
La chronologie des faits
Le vendredi 11 juillet, Georges-Louis Bouchez annonce qu’il travaille à des “solutions créatives” pour relancer les négociations en vue de former une majorité en Région bruxelloise, dernière entité à ne pas s’être dotée d’un gouvernement en bonne et due forme depuis les élections du 9 juin 2024. “Ce ne sera peut-être pas le gouvernement de nos rêves, mais il faut trouver une solution”, déclare-t-il en marge des discours officiels. “Celle-ci interviendra avant la Fête nationale, je peux vous le confirmer.” Le président du MR paraît sûr de lui. Les journalistes qui suivent le dossier bruxellois savent qu’il a pu renouer les fils du dialogue avec Ahmed Laaouej (PS) dans les jours précédents. Les conseillers du MR et du PS sont en contact sur plusieurs dossiers. L’espoir est permis et on retient son souffle.
Deux jours plus tard, le dimanche 13 juillet, le Mouvement Réformateur envoie un communiqué à la presse (La Libre Belgique en a la primeur et en publie le contenu avant les autres). Le titre est triomphal : “Georges-Louis Bouchez débloque les négociations en trouvant une solution inédite”. On apprend dans cette communication, publiée dans les deux langues nationales, que “les négociations vont pouvoir reprendre à six partis“ (le chiffre est important) et que “le MR désignera comme secrétaire d’État, sur son quota, une personnalité issue de la société civile, non encartée, permettant ainsi de recueillir la confiance des partis démocratiques représentés au Parlement bruxellois.”
La formulation, volontairement floue, cache en réalité la désignation, sur le quota du MR, d’une personnalité permettant de représenter au sein du futur exécutif une sensibilité proche des nationalistes flamands. En échange, la N-VA s’engage à apporter les deux voix nécessaires à l’installation du gouvernement (il faut une double majorité). La première réaction de Cieltje Van Achter, cheffe de file de la N-VA en Région bruxelloise, laisse la porte ouverte à une interprétation positive : “Nous verrons si cette initiative peut enfin aboutir à une majorité solide et à un gouvernement qui tente de mettre de l’ordre”.
Journalistes, politologues et commentateurs partent à la pêche aux infos : le secrétaire d’État “lapin blanc” sera-t-il francophone ou néerlandophone ? Quel sera son profil ? Siégera-t-il (ou elle) au gouvernement de la COCOF ? Et qu’a à gagner la N-VA dans cet arrangement ? Pendant ce temps, les délégations se préparent. David Leisterh, qui avait pris du recul depuis quelques semaines, est rappelé pour diriger les travaux. Georges-Louis Bouchez représentera le MR.
Le lundi 14 juillet, on attend donc la matérialisation de l’accord avec l’organisation d’une première réunion de négociation. Annoncée pour la mi-journée, puis à 14 h, puis à 15 h, au Parlement bruxellois ou plutôt au BIP, la vitrine de la Région, rue Royale… les informations se contredisent. La réunion n’aura en réalité jamais lieu. Depuis le matin, les négociateurs libéraux se retrouvent face à un sac de nœuds. La N-VA va-t-elle, oui ou non, participer aux négociations ? Non, tranche le PS : le communiqué est clair, on négocie à six, point. La question a bien été balisée lors des contacts pris en amont. Bien sûr que oui, rétorque la N-VA, qui estime impensable d’apporter ses voix pour soutenir un accord qu’elle n’aurait pas négocié.
Pour contourner le problème, le MR prévoit d’intégrer un représentant de la N-VA à sa délégation. Le stratagème, éventé, est sèchement recalé par Ahmed Laaouej : pas question de s’asseoir à une table avec la N-VA, ce que le socialiste refuse depuis des mois. Ce sera le communiqué, rien que le communiqué. Une négociation à six, point final… pas à six + un, ni à six et demi.
Côté néerlandophone, la N-VA durcit sa position. Une réunion entre partis néerlandophones se tient au cabinet d’Elke Van den Brandt à 11 heures. Cieltje Van Achter y réaffirme qu’une présence de son parti dans les négociations est non négociable. L’Open VLD Frédéric De Gucht lui apporte son soutien : il n’ira pas négocier sans la N-VA. La ministre flamande décide de faire payer son soutien extérieur : puisqu’elle ne sera pas membre du gouvernement bruxellois, elle demande en compensation la présidence de la VGC (Vlaamse Gemeenschapscommissie) et la vice-présidence du Parlement régional. Ses interlocuteurs refusent. Tout le monde est tendu.
Aux alentours de midi, Georges-Louis Bouchez et David Leisterh constatent qu’il est impossible de lancer les négociations. Ils optent pour une série d’entretiens bilatéraux et tentent de temporiser. L’objectif, à ce moment-là, est d’éviter la sortie de route : il ne faudrait pas qu’Ahmed Laaouej quitte la table des négociations parce qu’un représentant de la N-VA est venu s’asseoir en face de lui. La “solution créative” est aux soins intensifs, mais on ne désespère pas de la réanimer. MR et PS en discutent une bonne partie de l’après-midi.
Le 14 juillet au soir, Cieltje Van Achter est l’invitée de Terzake, le magazine politique de la VRT. Sa lecture de l’accord du 13 juillet est très éloignée du communiqué du MR : “Le secrétaire d’État nommé par le MR doit être quelqu’un avec qui nous sommes entièrement d’accord et que nous désignons (…) un sherpa ou un collaborateur de la N-VA doit avoir sa place à la table”. Pour tous les observateurs aguerris, il est clair qu’à ce moment-là, l’initiative passe des soins intensifs aux soins palliatifs. La majorité 6+1 se réduit à cinq partis (on ne peut plus compter sur la N-VA ni sur l’Open VLD) et n’est déjà plus une majorité.
Le 15 juillet, Georges-Louis Bouchez reçoit encore les partenaires néerlandophones pour tenter de les convaincre. À partir du 16, plus personne n’y croit, sauf le MR, qui se fixe un nouvel objectif : à défaut d’un réel accord, il faut lever les ambiguïtés et tenir une première réunion avant le 21 juillet. Les libéraux tentent d’ajouter de la créativité à la créativité. Ils proposent que seuls les six négociateurs politiques soient physiquement présents, reléguant les conseillers à un suivi en distanciel, type Zoom, ce qui permettrait de ne pas savoir qui se trouve derrière les écrans. Ou encore, de faire précéder les négociations à six d’une pré-réunion avec les ministres en charge des affaires bruxelloises aux autres niveaux de pouvoir : Valérie Glatigny (Fédération Wallonie-Bruxelles), Bernard Quintin (Beliris au fédéral) et Cieltje Van Achter (gouvernement flamand). Ces “moments de créativité” ne séduisent pas les autres partenaires. Le temps passe et on ne trouve pas la porte de sortie.
En parallèle, les négociations fédérales pour le summer deal s’intensifient. Les contacts bruxellois se font rares. À partir du jeudi 17 juillet, il ne se passe quasiment plus rien. Le samedi 19, certains conseillers et négociateurs partent en vacances – Frédéric De Gucht, notamment – mais ce ne sera pas au ski cette fois. Les négociations fédérales occupent désormais tout l’espace.
Il n’y aura pas d’accord du 21 juillet en Région bruxelloise. Juste une allusion dans le discours du roi Philippe : “Il est urgent qu’un nouveau gouvernement se mette enfin au travail.” Selon le site W16 de Wouter Verschelden, certains acteurs politiques auraient suggéré au roi de jouer un rôle de médiateur dans la crise bruxelloise. Le Palais aurait refusé, signe que face à ce champ de mines, même pour le souverain, c’était mission impossible.
Comment expliquer que le regain d’espoir se transforme en sortie de route ?
Depuis des mois, tout le monde encourage MR et PS à se parler : partis politiques (en particulier Les Engagés, DéFI et Ecolo), partenaires sociaux, personnalités de tous horizons multiplient les appels en ce sens. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, les deux partis ont accepté de renouer le dialogue, en repartant des contours esquissés lors d’une pré-négociation à l’été 2024. Pendant plusieurs semaines, on discute en toute discrétion. Mais le PS reste prudent et exige des garanties sur la présence d’une majorité néerlandophone sans la N-VA. Georges-Louis Bouchez se veut alors rassurant et affirme avoir une solution.
Comme d’importantes négociations sont en cours au fédéral en prévision du summer deal, les différents interlocuteurs de Georges-Louis Bouchez pensent que son assurance découle d’un accord passé avec Bart De Wever. Débloquer la situation bruxelloise en remontant au sommet des partis concernés, et tirer profit de la position centrale du président du MR dans les deux négociations : cela semble tomber sous le sens. De même qu’un devoir de discrétion, pour éviter que les compromis sensibles ne soient exposés à la critique publique. Mais les communications des 11 et 13 juillet ont sérieusement compliqué l’opération.
Peu avant la publication du communiqué du 13 juillet, Georges-Louis Bouchez appelle un à un les chefs de file des partis bruxellois. La communication dure quelques minutes, le temps d’esquisser les grandes lignes. Insuffisant pour détailler l’accord, estiment certains néerlandophones. Et visiblement, ce soir-là, tout le monde n’entend pas – ou ne comprend pas – la même chose. Même si d’après mes sources ce n’est pas ce soir-là que la N-VA a découvert le projet.
La solution créative de Georges-Louis Bouchez repose sur une ambiguïté. S’il s’agit bien de négocier à six, un septième partenaire est nécessaire pour installer le gouvernement. Pour le PS, c’est une majorité sans la N-VA, mais soutenue de l’extérieur par celle-ci, avec comme seule contrepartie la nomination d’une personnalité “compatible”. Pour la N-VA, il s’agit de faire partie de la majorité, en acceptant de ne pas siéger directement au gouvernement, mais d’y être “représentée” par une personnalité extérieure.
Comme je l’avais signalé sur mon canal WhatsApp, citant un insider, l’arrangement ressemble à l’expérience du chat de Schrödinger : un chat enfermé dans une boîte où il subit une désintégration atomique. Il faut ouvrir la boîte pour savoir s’il est encore là ou pas. La boîte, c’est le projet de majorité ; le chat, c’est la N-VA. Et dès le dimanche soir, les partenaires sont nombreux à vouloir ouvrir la boîte pour en avoir le cœur net, ce qu’il ne fallait surtout pas faire. Quand, lundi matin, la presse néerlandophone accuse la N-VA d’avoir cédé aux desiderata du PS, la situation devient intenable. Quand on connaît l’impopularité du PS au nord du pays, on comprend mieux qu’une partie des cadres de la N-VA se soit cabrée. À y regarder de plus près, un premier signal d’alerte se trouvait dans le discours de Matthias Diependaele du 10 juillet, veille de la fête flamande. “Je lance aujourd’hui un message clair : il n’y aura pas de gouvernement bruxellois sans une majorité néerlandophone“, avait-il alors indiqué, dans ce qui ressemblait à un avertissement.
Et maintenant quoi ?
Pendant ces dix jours de juillet, la Région bruxelloise s’est enfoncée encore un peu plus dans un marécage dont il semble aujourd’hui impossible de sortir. Les clivages entre droite et gauche, entre francophones et néerlandophones, se sont creusés. La confiance entre une partie des acteurs est à reconstruire. Le 21 juillet, Georges-Louis Bouchez n’a finalement fait aucune communication sur son initiative. Pas de constat d’échec à justifier : une sortie par la petite porte, comme s’il ne s’était rien passé. Aucune perspective n’a été annoncée. Aucun rendez-vous fixé pour la rentrée. Un conseiller MR indique toutefois que les contacts ne sont pas rompus et qu’il n’est pas question de renoncer. On pourra d’ailleurs noter que la relation entre MR et PS s’est sensiblement améliorée. Certains négociateurs ne cachent pourtant pas leur épuisement. “Un peu de recul et de distance, ça peut aider”, soupire un acteur de premier plan… qui ne semble plus y croire lui-même.
Fabrice Grosfilley – Photos : Belga





