L’édito de Fabrice Grosfilley : l’imam de la discorde

Y a-t-il, ou non, un sujet de débat autour du retour à Bruxelles de l’imam Mohamed Toujgani ? Est-ce une polémique stérile de plus, ou bien y a-t-il là réellement matière à réflexion ? Dois-je, en tant qu’éditorialiste, m’en saisir et y consacrer quelques minutes — au risque de n’avoir rien d’intéressant à dire — ou, au contraire, m’en tenir éloigné, éviter d’alimenter une controverse qui a pris un tour émotionnel, qui repose en partie sur des faits, en partie sur des présupposés, et dont la symbolique dépasse de loin l’imam lui-même ?
Pour bien comprendre ce dossier, il faut faire un retour en arrière. En 1985, c’est l’ouverture de la mosquée Al Khalil à Molenbeek. Mohamed Toujgani en est le premier imam. Il ne parle ni français ni néerlandais, et prêche donc en arabe, comme c’est le cas dans de nombreuses mosquées. L’imam est considéré, sur le plan religieux, comme conservateur, de tendance salafiste. On estime que ses conceptions ne sont pas très éloignées de celles défendues par les Frères musulmans. Il faut bien noter qu’en revanche, il s’oppose au djihad, ces appels à aller combattre, qu’il condamne lors de ses prêches à la mosquée.
Là où la polémique s’enflamme, c’est sur la question de l’antisémitisme. L’imam est accusé d’avoir, à plusieurs reprises, tenu des propos plus qu’ambigus. Dans un prêche de 2009, il appelle à « brûler les sionistes ». Ses propos sont filmés. Le président de la Ligue belge contre l’antisémitisme dépose plainte. La polémique est lancée. Dix ans plus tard, l’imam adresse une lettre d’excuses à la communauté juive. Il réaffirme son attachement au vivre-ensemble et au respect de toutes les communautés.
En 2019, l’imam fait une demande de nationalité. Elle sera rejetée sur base d’un rapport des services de renseignement. En octobre 2021, Mohamed Toujgani reçoit l’ordre de quitter le territoire belge. Qualifié de prédicateur radical, il est considéré comme un danger pour la sécurité nationale par la Sûreté de l’État. On estime que son opposition au djihad ne serait que de façade. Il est également accusé d’espionnage au profit du Maroc. Une interdiction de territoire en Belgique est décrétée pour une période de dix ans. C’est à l’époque Sammy Mahdi qui est secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration.
La suite se joue sur le terrain judiciaire et politique. L’expulsion est contestée devant le Conseil du contentieux des étrangers, puis devant le conseil d’État. L’imam reçoit le soutien de l’Exécutif des musulmans. En parallèle, le comité R, qui contrôle les services de renseignement, estime que les rapports de la Sûreté de l’État manquaient de nuances et aboutissaient à des conclusions disproportionnées. Au final, la cour d’appel estime que l’imam peut bien bénéficier de la nationalité belge et est autorisé à rentrer sur le territoire.
Voilà pour les faits. Des propos douteux, des excuses, un rapport considéré comme tendancieux et une expulsion annulée sur décision de justice.
En soi, le retour de l’imam — et savoir qui l’accompagnait à l’aéroport — ne devrait pas être un sujet. Nous sommes dans un État de droit et les magistrats ont le dernier mot. Mais ce serait oublier que l’imam est un symbole. Qu’à travers lui, c’est une conception de l’islam qui est visée, et peut-être même la religion musulmane dans son ensemble. La polémique n’est d’ailleurs pas près de s’éteindre. Interrogé par les journaux du groupe Sudinfo, Georges-Louis Bouchez parle ce matin d’un scandale et annonce la couleur : « On va travailler pour faire en sorte qu’il ne puisse plus émettre de prêches. Les autorités auront une surveillance spécifique à son sujet. On doit l’empêcher d’avoir une tribune. »
Décider qui peut ou non s’exprimer dans une mosquée, c’est évidemment discutable dans un pays où la liberté de culte est garantie. Comme est discutable la présence et l’influence de religieux qui ne parlent aucune des langues nationales. C’est sans doute là qu’il y a un vrai sujet. Tout le monde sait qu’il serait préférable de pouvoir développer un islam made in Belgium, avec des imams formés en Belgique et adhérant, du coup, aux conceptions belges. Dans la pratique, on n’a jamais réussi à le faire.
Au-delà de cette question, Georges-Louis Bouchez évoque aussi, dans ses propos à Sudinfo, l’accès à la nationalité belge : « quelqu’un qui ne réussit pas son parcours d’intégration ne doit bien évidemment pas voir sa nationalité acquise. » Ce parcours d’intégration, qui impliquera la maîtrise d’une langue nationale, devrait devenir obligatoire dans les années à venir. Cela fait partie de l’accord de gouvernement. L’imam Toujgani risque de devenir le cas emblématique qui sera cité en exemple pour justifier ce durcissement des règles. On n’a donc probablement pas fini d’entendre son nom.