Trafic de drogue, fusillades, surpopulation carcérale : “De grâce, réveillons-nous ! Quand est-ce que ça va cesser ?”
Julien Moinil, procureur du Roi, et Ine Van Wymersch, commissaire nationale aux drogues, étaient auditionnés ce mardi 18 février en Commission Affaires intérieures du Parlement bruxellois. Un constat sévère sur la situation a été partagé, ainsi que certaines mesures du “plan contre le narcotrafic”.
La Commission Affaires intérieures a décidé d’organiser différentes auditions sur les problématiques liées à l’usage de stupéfiants en Région bruxelloise. Ce mardi, Julien Moinil et Ine Van Wymersch ont établi une image globale de la situation à Bruxelles.
■ Explications d’Emilie Vanhemelen dans Bonjour Bruxelles
La commissaire nationale aux drogues indique que, selon des experts, le marché de la drogue en Belgique est guidé par l’offre et non pas par la demande. “La demande est évidemment importante dans le cycle, mais le focus du monde régalien doit se mettre sur l’offre“, explique-t-elle aux députés bruxellois. Selon Ine Van Wymersch, il faut déstabiliser les organisations criminelles qui sont guidées par l’argent et par la reconnaissance. “Ce n’est pas comme les terroristes, qui étaient guidés par la défense d’une idéologie. Ici, tout dépend de l’argent.” Ine Van Wymersch parle des organisations criminelles comme d’une entreprise moderne. “Il y a tellement d’argent à gagner qu’ils font de l’outsourcing“, dit-elle. “Chaque clan a sa spécialisation (…). Les membres de ces clans ne se connaissent pas forcément.” En effet, les recrutements passent désormais par Telegram et Snapchat et non pas en direct. Selon la commissaire, nous ne sommes plus dans des “petites entreprises familiales“, mais bien dans des “boites multinationales“.
► Lire aussi : Lutte contre le narcotrafic : “il est urgent de reprendre le terrain”
Ce qui est étonnant à Bruxelles, c’est le type d’armes utilisées et les actions qui sont menées. Selon la commissaire, à Anvers, les trafiquants utilisent principalement des explosifs pour faire pression sur leurs concurrents. Ils leur font comprendre qu’ils savent où ils habitent. À Bruxelles, ce sont des armes automatiques qui sont utilisées dans l’espace public pour défendre un territoire.
La Belgique, meilleure en drogue de synthèse qu’en football
Pour la commissaire nationale aux drogues, la Belgique est un point stratégique pour la chaîne logistique du trafic de stupéfiants, car le pays dispose de plusieurs aéroports, de grandes gares, de ports et de plusieurs systèmes postiers. Le pays est également un grand producteur de drogue. “La Belgique est dans le top 2 du classement de la production de drogue de synthèse. Ce n’est pas un top 2 dont on doit être fier. J’aurais préféré que ce soit le classement des Diables rouges, mais, malheureusement, c’est pour la drogue de synthèse.”
Stratégie de l’iceberg
Pour Ine Van Wymersch, pour comprendre le crime organisé, il faut parler de la stratégie de l’iceberg. “Ces derniers temps, on a beaucoup plus d’actions qui remontent en surface.”
La stratégie de l’iceberg présentée par la commissaire nationale aux drogues :
Concernant la volonté du ministre de l’Intérieur, Bernard Quintin, de mettre davantage de policiers dans les rues, Ine Van Wymersch confirme leur nécessité sur le terrain, mais également le besoin de recrutement. “Je confirme qu’il faut plus de policiers, de magistrats, de greffiers (…). Toute la chaîne judiciaire doit être renforcée.”
“Sur le terrain, les personnes sont fatiguées, désespérées, car le climat ne change pas (…). Et l’iceberg grandit.” Le but des prochaines actions sera de changer le climat : “Si la société devient plus chaleureuse, l’eau va devenir plus chaude et l’iceberg va fondre“. Selon la commissaire, ce changement doit provenir à la fois du local, du régional, mais aussi du fédéral. Elle demande notamment la mise en place d’une cartographie précise : “On ne connait pas le nombre d’élèves qui ne vont pas à l’école parce qu’ils sont dans une organisation criminelle. On ne connait pas le nombre de commerces louches.”
“Les criminels habitent parmi nous”
En revenant sur la méthodologie “Clear – Hold – Build” qui détermine les actions répressives à court terme, mais aussi les actions à moyen et long termes, Ine Van Wymersch a l’impression que “les communes qui n’ont pas d’hotspots font profil bas en espérant que le trafic de drogue n’arrive pas sur leur territoire. Mais les criminels habitent parmi nous. (…) Aucune profession n’y échappe, que ce soit des comptables ou des experts en chimie“.
► Lire aussi : La stratégie des hotspots prolongée : “Un point de deal n’est pas un autre”
“Les communes sans hotspots doivent travailler sur les moyen et long termes. Des commanditaires habitent dans le calme et dans le luxe à Woluwe-Saint-Pierre.” Selon la commissaire, même si certaines communes ne sont pas touchées par les fusillades, elles sont touchées par le blanchiment d’argent.
“C’est catastrophique”
De son côté, Julien Moinil a dressé un état des lieux très critique de la capacité d’action de la police et de la justice face à la criminalité liée à la drogue dans la capitale. “Je suis entré en fonction le 9 janvier“, commence-t-il. “Je vous avoue que je ne dors pas beaucoup.” Il a tiré à boulets rouges sur le fédéral, coupable selon son constat d’avoir négligé la justice et la police fédérale sur plusieurs plans durant de nombreuses années.
Le procureur du Roi de Bruxelles est revenu sur les coups de feu, parfois à l’arme de guerre, qui ont perturbé les nuits bruxelloises ces derniers jours, particulièrement à Anderlecht. Il a notamment fait part de son expérience sur le terrain après la fusillade ayant fait un mort à Clemenceau ce week-end. La première de ses missions est d’identifier les auteurs de tels faits, rappelle-t-il. Mais sur ce plan, c’est “catastrophique” : “La PJF de Bruxelles doit composer avec un manque structurel de capacité“. “J’apprends sur place que la section crime de la police fédérale ne peut pas prendre en charge le dossier, car il y a un manque de capacité.”
“Comment voulez-vous que j’arrête des auteurs si je n’ai pas d’enquêteurs spécialisés ?“, s’énerve-t-il. Sur ce plan, c’est bien le fédéral qui est compétent. Une des solutions proposées était d’envoyer la division anti-terrorisme, risquant alors de la déforcer : “Je rappelle que deux semaines après mon entrée en fonction, j’ai déjà un projet d’attentat sur une mosquée“.
“J’ai entendu que le ministre de l’Intérieur, Bernard Quintin, compte renforcer la police judiciaire fédérale (…). J’en ai assez des effets d’annonce, il faut se réveiller“, rétorque Julien Moinil. “Combien d’enquêteurs la PJF va-t-elle recevoir ?”
Finalement, c’est la zone de police Midi qui a repris certaines fusillades, notamment la première de Clemenceau. Selon le procureur, cela signifie que la police doit mettre de côté d’autres problèmes de sécurité. “Si on a une attaque au couteau dans une pharmacie, ce sera moins prioritaire“, déplore-t-il.
1.347 individus arrêtés
Depuis janvier 2025, quelque 1.347 individus, dont 310 vendeurs de drogue, ont été arrêtés, compte Julien Moinil. “On a quadruplé la réponse pénale par rapport à janvier 2024“, se réjouit-il. Au total, 93 personnes ont été incarcérées et 17 jeunes ont été placés en IPPJ.
“Quand je repense à ce jeune homme avec une balle dans le dos, ça me fend le cœur“, poursuit Julien Moinil. “Je ne comprendrais pas qu’il n’y ait pas une réaction.”
“J’en ai marre de me réveiller avec des fusillades (…) Les Belges méritent de vivre dans un État qui prend mieux en charge leur sécurité.”
Le procureur indique également qu’il n’hésitera “pas à arrêter les policiers corrompus“. Il a précisé qu’il faudra plusieurs mois pour arrêter les commanditaires : “Ne vous attendez pas à un miracle, à un arrêt des fusillades demain“. “On va arriver à un démantèlement complet“, promet-il.
Renvoyer des prisonniers dans d’autres pays
“Je n’aime pas les effets de style, mais je vais quand même le dire : on ne va tout de même pas tolérer les fusillades“, continue le procureur du Roi. Il a poursuivi en faisant l’état des lieux de l’exécution des peines. “Je rappelle qu’on a plus de 100 personnes qui dorment par terre dans nos prisons“, indique-t-il en pointant la responsabilité du fédéral. “Les juges ne sont pas trop laxistes, les prisons sont pleines, mais ils en ont marre, puisqu’en réalité on désinvestit dans la réponse pénale depuis des dizaines d’années.”
“Avoir 100 personnes qui dorment au sol, je trouve cela inacceptable, mais que voulez-vous que je fasse ?“, continue-t-il. “Je ne vais pas libérer des criminels, car il n’y a pas assez de place.” Et laisser en liberté l’auteur de tirs à l’arme de guerre en pleine rue, pour cause de prisons saturées, est inaudible, selon lui. Alors, “je passe mes soirées au téléphone avec la directrice générale des établissements pénitentiaires, car les juges d’instruction décernent des mandats d’arrêt pour les faits graves“. Et “la police bruxelloise est obligée de parcourir l’ensemble du pays pour aller déposer des détenus” dans les prisons plus lointaines où il resterait un peu de place. “De grâce, réveillons-nous ! Quand est-ce que ça va cesser ?“, plaide-t-il.
Julien Moinil a donné plusieurs pistes de solution, dont le renvoi de plusieurs dizaines de détenus européens dans leur pays : “Tous les pays européens nous renvoient des citoyens belges. Pourquoi ne renvoyons-nous pas les Français et les Espagnols dans leur pays ?”
Des mesures pas assez dissuasives
Au niveau des prisons, le système est ainsi fait que “ce sont les condamnés les plus faibles qui purgent le plus, et les plus dangereux qui purgent le moins“, regrette Julien Moinil. Une personne sans titre de séjour, condamnée pour vol, par exemple, va “sans doute aller à fond de peine“, tandis qu’un trafiquant condamné à 10 ans, avec davantage de moyens, “va pouvoir donner une adresse, un contrat de travail, et sortir après un tiers de sa peine, retourner diriger ses affaires“. Le système des congés pénitentiaires prolongés mis en place sous le gouvernement précédent et récemment prolongé, une mesure d’urgence face à la surpopulation carcérale, est quant à lui “absolument hallucinant, et pas du tout dissuasif“. “Il faut réformer le système d’exécution des peines“, assure Julien Moinil.
Les mesures alternatives sont très intéressantes, constate-t-il, mais, là aussi, il y a un travail d’ampleur à faire dans leur exécution, a-t-il développé. Ici, la responsabilité repose en partie sur les Communautés, dont dépendent les Maisons de Justice. Pour une peine de travail, le délai d’exécution est bien trop long côté francophone, insiste Julien Moinil: “Quelqu’un qui est condamné demain ne commencera sa peine de travail que dans deux ans“. Le problème, ici aussi, est le manque de moyens: “Il manque 35 assistants de justice à Bruxelles“.
Pour la même raison, les suspensions et sursis probatoires, qui laissent la personne en liberté mais avec par exemple l’obligation de se soigner, de se former, etc, prévoient un délai bien trop long avant le début du suivi: “Un an ! C’est totalement inadmissible“. “Les juges se demandent si cela vaut encore la peine de prononcer une telle mesure alternative“, assure Julien Moinil. Le bracelet électronique manque également d’effet dissuasif sur certains, ajoute-t-il, s’interrogeant sur l’indemnité hebdomadaire accordée à ceux qui le portent. “La situation est donc assez désastreuse, pour ne pas vous mentir. Mais je reste optimiste.”
Pour conclure, Julien Moinil est revenu sur l’importance de l’aide à la jeunesse. “On a plus de 400 mineurs en danger à Bruxelles, dûs à des violences familiales et sexuelles. Et ils n’ont pas de place“, dit-il, ému. Selon lui, il faut les encadrer au maximum pour éviter que ces jeunes ne tombent dans une spirale de délinquance.
Plan narcotrafic: cibler les investissements et les fournisseurs, mais aussi les prisons
- Parmi les “douze mesures” du plan, dont plusieurs ont déjà commencé à être mises en œuvre: une cellule qui vise spécifiquement à stopper les investissements d’argent noir à Bruxelles, dans laquelle l’auditorat du travail est impliqué. Le gros de son travail sera de mettre des commerces sous scellés. Il n’est pas normal que des pans entiers de rue soient gérés par de gros trafiquants de drogue, qui utilisent des commerces en tous genres pour blanchir leurs revenus du trafic, expose le procureur du Roi. S’ils s’étendent, ils risquent d’ailleurs de multiplier également les revenus légaux (via les locations).
- Une nouvelle section “asset recovery” a aussi été créée au parquet de Bruxelles, “avec cinq magistrats qui ne font que saisir”: immeubles, voitures, biens de luxe,… “Pour envoyer le message que le crime ne paie pas”, indique-t-il. Un autre axe du travail vise les “produits précurseurs”, les substances chimiques nécessaires à la fabrication des drogues. “Il n’y a que quelques sociétés qui vendent ces produits chimiques. Il est important qu’on les cible”.
- Les consommateurs ne sont pas oubliés: les toxicomanes nécessitent une prise en charge particulière, avec une “chambre des assuétudes”. On en a récemment parlé à Namur, il faudrait y en avoir aussi à Bruxelles, pour des audiences sur mesure pour ce public particulier. Quant à la consommation récréative, le procureur du Roi souhaite que la perception immédiate soit systématique, y compris dans tous les grands évènements.
- Au niveau des voies d’accès de la drogue dans la capitale, “j’ai demandé à la police des autoroutes et à la police ferroviaire de mettre en place des contrôles ciblés, plus stricts, sur les voies d’acheminement”, indique le procureur du Roi.
- Il évoque également un “plan d’action pour le narcotrafic en prison”: un magistrat au moins a été désigné pour chacune des prisons, chargé d’y organiser des contrôles.
- A l’international, des partenariats sont prévus avec le parquet de Marseille, ou encore avec le parquet albanais anti mafia
Revoir l’intégralité de la Commission :
E.V. avec Belga – Images : Belga et Commission Affaires intérieures