L’édito de Fabrice Grosfilley : images trompeuses
Ne pas se précipiter. Prendre le temps d’analyser la situation. Ne pas croire qu’une image prise à un moment précis permet de résumer à elle seule un problème complexe. C’est la recommandation qu’on aurait envie de formuler, et un conseil qu’on se donne à nous-mêmes au passage.
Les images de liesse que l’on a pu abondamment voir après la chute du régime de Bachar el-Assad sont donc profondément trompeuses. Elles expriment la joie et l’espoir d’être libéré d’un régime tyrannique et sanguinaire. Elles ne disent pas la difficulté qu’il va maintenant y avoir à reconstruire un pays ravagé par 14 ans de guerre civile. Elles ne disent rien non plus des tensions qui peuvent exister entre les factions islamistes d’un côté, les forces kurdes de l’autre, les mouvements soutenus par la Turquie et ceux qui lui sont hostiles, le clan alaouite auquel appartenait la famille Assad, la minorité chiite, la minorité druze ou encore la communauté chrétienne, très présente à Alep, même si de nombreux chrétiens ont pris le chemin de l’exit ces dernières années.
Cette photo instantanée ne dit rien non plus des intentions réelles du groupe Hayat Tahrir al-Sham. Ce nouveau groupe, apparu en 2017, est composé de djihadistes issus principalement de l’ancien Front al-Nosra. On y trouve d’anciens membres d’Al-Qaïda et de l’organisation terroriste État islamique. Depuis quelques jours, son dirigeant, Mohammad al-Jolani, multiplie les déclarations apaisantes. Il a appelé la population à ne pas se venger des exactions du régime syrien en s’en prenant à ses militaires ou policiers. Il insiste pour que les hommes en armes rejoignent leurs casernes. Al-Jolani veut donner l’image d’un modéré pragmatique. Cela ne signifie pas pour autant qu’il le soit réellement. Là aussi, il faut savoir qu’une image peut être volontairement lissée et le propos édulcoré et ne pas se fier à quelques déclarations ou postures qui risquent d’être des feux de paille, une fois le pouvoir bien en main.
Ces photos de liesse ne disent rien des centaines de milliers de morts provoqués par la guerre civile de ces dernières années. Du massacre de la Ghouta, des armes chimiques utilisées, des bombardements indiscriminés menés par l’aviation russe, des arrestations et exécutions sommaires pratiquées par le régime. Des prisons où les détenus étaient battus, affamés, torturés, déclarés morts auprès de leurs proches alors qu’ils ne l’étaient pas. Un reportage de France 2, hier soir, particulièrement édifiant, montrait cette foule qui voulait creuser dans le sous-sol de la prison de Sednaya, persuadée que cette prison n’avait pas encore livré tous ses secrets, et qu’il existait forcément des galeries souterraines où l’on pourrait encore retrouver des détenus à libérer. Ces images ne disent rien non plus des milliers de personnes exécutées par l’État islamique dans les années 2010. Rien non plus de l’immensité du territoire syrien, 185 000 kilomètres carrés, de son économie dévastée, des interventions militaires de ses voisins, ou des bombardements israéliens qui ont détruit ces dernières heures de nombreuses infrastructures militaires.
La vérité, c’est que la Syrie risque d’être aussi instable dans les prochains mois qu’elle ne l’a été ces dernières années. Que le groupe Hayat Tahrir al-Sham pourrait se révéler violent et tyrannique lui aussi. Que les droits des femmes, des minorités religieuses ou des opposants politiques ne sont pas garantis lorsque ce sont des miliciens islamistes qui prennent le pouvoir. Pour nous, vus d’Occident, il n’est vraiment pas à exclure que nous soyons amenés à déchanter dans les prochains mois. Un scénario afghan, où les talibans, une fois au pouvoir, ont durci la loi islamique, enfermé les femmes et réduit les libertés publiques, n’est pas à exclure. Pour la région, l’émergence d’un pouvoir islamiste, dominé par d’anciens djihadistes, ne sera pas sans conséquence sur les relations avec les pays voisins : le Liban, où 300 000 Syriens ont trouvé refuge, Israël, à portée de roquettes, la Jordanie, l’Irak au sud-est, la Turquie au nord. Sans oublier l’Iran ou l’Arabie Saoudite, qui n’ont pas de frontières directes avec la Syrie mais ne sont pas loin. Pour les Syriens, ne les oublions pas, l’essentiel, après la joie de la libération, sera d’affronter des lendemains qui seraient pire que le cauchemar dont ils viennent de sortir.
Alors, oui, on doit se réjouir de la chute de Bachar el-Assad. Mais il faut éviter de se contenter d’un arrêt sur image. Il faut être capable de désamorcer et de regarder le film des événements sur la durée. Hier, la Belgique a décidé de suspendre l’examen des demandes d’asile des ressortissants syriens. 2 350 dossiers en attente de traitement sont donc gelés jusqu’à nouvel ordre. Ces dix dernières années, 35 000 citoyens syriens avaient obtenu le statut de réfugié. Croire que les conditions sont d’ores et déjà réunies pour qu’ils rentrent chez eux, c’est aller beaucoup trop vite.
Fabrice Grosfilley