Rue de la Loi : comment Koen Geens a été électro-magnétisé

Fabrice Grosfilley - Photo Couverture

Longtemps, trop longtemps peut-être, ces négociations fédérales furent un long fleuve tranquille. Les informateurs s’installaient dans leur mission pendant des semaines. On négociait, mais pas trop, on prolongeait les délais sans trop de difficulté, on tournait autour du pot sans jamais entrer dans le vif du sujet. Il fallait fatiguer le poisson. Après une séquence électorale qui avait vu la majorité de Charles Michel se prendre une déculottée, et la NVA et le PS sentir le souffle du Vlaams Belang et du PTB, tout le monde avait besoin de temps pour panser ses plaies, changer de président et accepter de faire des compromis. Puis il y eut deux coups d’accélérateurs. Imprévus, déstabilisants, ils étaient censés favoriser les déblocages : ils n’ont fait que les renforcer. Alors que ces manœuvres voulaient aider à négocier des virages que tout le monde savait épineux, elles auront au final eu l’effet inverse : la  voiture Belgique tangue comme jamais et la probabilité d’élections anticipées, vécue par certains pilotes comme le mur à éviter à tout prix, est désormais sur sa trajectoire.

La première accélération est à mettre à l’actif, ou plutôt au passif, du Palais Royal lui-même. C’est la nomination de Koen Geens un vendredi soir, dans une apparence de précipitation. Joachim Coens et Georges-Louis Bouchez venaient d’être prolongés trois jours plus tôt, ils travaillaient à un document écrit. Le monde politique avait formé un consensus autour de l’idée que la mission suivante serait pour Bart De Wever, qui avait publiquement fait part de sa disponibilité et avait convaincu certains acteurs (pas tous) de sa bonne foi. On imaginait que Koen Geens prendrait la mission d’après, soit pour confirmer le travail du président de la NVA (dans l’hypothèse où celui-ci, une fois aux commandes d’une mission royale, aurait fait suffisamment de pas en direction du PS pour rendre crédible une coalition associant les deux plus grands partis), soit pour lancer réellement l’option sans N-VA, une fois qu’il aurait été démontré par Bart De Wever lui-même qu’elle n’était pas réaliste. Le Palais Royal a non seulement choisi de brusquer le timing et de sauter la case De Wever, mais il l’a en prime fait en bousculant les partis politiques, qui ont été pris de court. Le Roi a probablement voulu créer un électrochoc et mettre en selle celui dont on disait qu’il était sa meilleure carte au moment où ses éventuels contradicteurs ne s’y attendaient pas. Il n’a fait que mettre le CD&V de mauvaise humeur. Craignant que son vice-premier ministre ne joue une carte personnelle au détriment de la survie du parti, le CD&V a donc saboté la planche du messie. Pas d’accord sans N-VA. Le message était clair, tranché, catégorique, et en porte-à-faux total avec la mission ouverte confiée par le palais. On a compris à ce moment-là, peut-être trop tard, que Koen Geens n’était pas l’homme fort du CD&V mais que le pouvoir avait glissé dans les mains de Joachim Coens et d’Hilde Crevits. Le Palais tentait de passer la 5ème alors que le parti social-chrétien, qui fut si longtemps le copilote de la monarchie, tirait sur le frein à main.

La seconde tentative de dépassement est venue du Parti Socialiste. Par la voie de Paul Magnette faisant part du « supplice » que représentaient ces tractations interminables. On peut le comprendre. Il est même interdit  de l’ignorer tant le PS a martelé le message. Mais en politique, surtout à ce niveau-là et dans cette ambiance-là, tout est dans la forme. Le message de Paul Magnette n’était pas neuf, mais il s’est voulu plus clair que d’habitude. Qu’il n’y ait plus d’équivoque possible. En assortissant ses propos d’une convocation d’un bureau élargi du Parti Socialiste qui aurait lundi dû dire stop aux rencontres avec la N-VA le président du PS n’a peut être pas tiré la prise des négociations mais il a mis la main dessus. C’était suffisant pour que ses adversaires lui imputent la fin de la séquence. Georges-Louis Bouchez, Bart De Wever, Pieter De Crem, Joachim Coens, et même Maxime Prévot : tout le monde a montré du doigt le président du PS. Le scénario arrange tout le monde, à commencer par le CD&V : au lieu de renvoyer la pression sur les autres, le bourgmestre de Charleroi s’est donc retrouvé  bouc-émissaire. Fort logiquement, Koen Geens n’a pas fait exception et a terminé la journée en remettant son tablier et en chargeant le Parti Socialiste. Paul Magnette, valet noir, même combat.

Sentant le piège, Paul Magnette était d’ailleurs moins ferme lors de ses interviews en radio vendredi matin qu’il ne l’avait été en presse écrite jeudi soir. Mais trop tard. On pourra toujours dire que ce n’est pas Paul Magnette qui fait le titre des articles (le « plutôt les élections que la NVA » du Soir était moins nuancé que le propos réellement tenus, le « j’en ai marre » du Standard particulièrement spectaculaire) mais ce sont de fausses excuses. Pourquoi le (plus si jeune) président du PS a-t-il commis ce qui pourrait ressembler à une faute de débutant en communication politique ? La réponse est dans les interviews au Soir et à SudPresse : parce qu’il n’en pouvait plus de cette position inconfortable qui profite aux écologistes (et accessoirement au PTB même s’il n’en a pas parlé). En discutant sans fin avec la NVA, le PS finissait par prendre le risque de brouiller son image… Du compromis à la compromission il n’y a qu’un pas. Le président du PS préférait que son électorat ne le franchisse pas. Il savait aussi qu’un accord avec la NVA risquait de ne pas passer la rampe d’un congrès de parti. Georges-Louis Bouchez avait vu assez juste quand il a estimé que PS-NVA n’était pas possible, non pour une question de programme mais pour une question de symbole. Le PS au pouvoir alors qu’Ecolo et le PTB restaient dans les travées de l’opposition, c’était peut être possible pour un social-démocrate belgicain comme Elio Di Rupo. Cela ne l’est pas autant pour un socialiste qui veut afficher la couleur rouge vif  et mettre la Wallonie au cœur de son projet. On ajoutera ce dernier élément : Koen Geens avançait sur une note, il l’a confirmé vendredi soir, une note suffisamment vague sur les points sensibles pour qu’on ne puisse pas la refuser. L’accepter, c’était entrer dans de vraies négociations avec la N-VA. Paul Magnette a senti le piège arriver. Il a refusé de monter à bord, et a préférer donner un coup de volant. Embardée et tête à queue. Tout le monde à l’arrêt, Koen Geens descend. Le véhicule est au milieu de la piste. Bart De Wever a déjà préparé ses gants. Le Palais s’accorde quelques jours de réflexion.

Que peut-il se passer maintenant ? Le Palais Royal a sagement décidé de laisser passer le week-end pour évacuer un peu de pression. Le plus vraisemblable est de tester une piste de coalition sans le PS puisque celui-ci vient de se mette hors-jeu. Cela reste difficile et peu crédible. Il faudrait que le SPA, la N-VA et le CDH acceptent de rejoindre ce qui reste de la majorité suédoise pour atteindre péniblement 76 sièges à la chambre (77 si on ajoute l’indépendant Jean-Marie Dedecker). Une majorité qui ne tiendrait qu’à un fil. Mais tant qu’on ne l’a pas fermée la piste existera. Ce pourrait être le rôle de Bart De Wever.

En parallèle l’option d’une majorité de circonstance pour voter un budget 2020 existe. Il faudrait alors pour Sophie Wilmès trouve les moyens d’élargir considérablement  son  assise parlementaire (son gouvernement MR-Cd&V-Open VLD n’a plus que le soutien de 38 députés )… et opte clairement pour une politique de droite ou de gauche. C’est périlleux : se lancer dans l’hémicycle sans savoir ce que donnera le vote final ressemble à de la témérité (on n’emploie plus l’adjectif de kamikaze mais il aurait ici tout son sens ). Un budget c’est un acte politique. Croire qu’il peut être « technique » quand le clivage politique est aussi marqué est une fumisterie. D’autant plus qu’on parlera vite d’une trajectoire budgétaire (ce que nous demande l’Union Européenne) et pas un ajustement de quelques mois. Bref, nous sommes à l’arrêt. Et pas vraiment sur un circuit de course automobile. Plutôt embourbés dans le désert, loin d’une station service.