L’édito de Fabrice Grosfilley : retours judiciaires sur la période du Covid-19

Le droit de retrait ne s’appliquait pas. Voici en résumé la décision du tribunal du travail de Bruxelles rendue hier. L’affaire concerne les conducteurs de bus ou de tram qui ne souhaitaient pas reprendre le travail au cours du mois mai 2020. Ils avaient alors invoqué “le droit de retrait”, cette disposition qui permet au travailleur de ne pas prester ses horaires au nom de la protection de sa propre santé. La Stib avait considéré que ces absences étaient injustifiées, et les conducteurs en question n’avaient pas été payés. Le conflit avait duré 6 jours. Finalement, le travail avait fini par reprendre.

Le tribunal du travail donne donc raison à la Stib : il s’agissait bien d’absences injustifiées, une faute donc, dans le chef des agents, et la sanction pécuniaire était légitime. Ce jugement est intéressant parce qu’on est à la frontière entre l’action syndicale et la question de santé publique, et que cette disposition ayant été rarement invoquée, on manque de pratique et de jurisprudence en la matière. Le droit de retrait est une question de santé, il faut pouvoir démontrer une mise en danger réelle et directe du travailleur. Dans le cas présent, le tribunal a estimé que cela ne s’appliquait pas aux tâches demandées au personnel de la société de transport pendant cette période de déconfinement. Le mouvement qui consistait à contester la reprise du service relevait plutôt du droit de grève, mais aucun préavis n’avait été déposé. On était donc dans une forme de grève sauvage, sans le soutien des organisations syndicales qui avaient négocié les conditions de reprise du travail. Cela ne veut pas dire que ces travailleurs ont perdu sur toute la ligne. La Stib a quand même été condamnée à leur payer un euro symbolique (ils étaient 168 à intenter cette action en justice) pour ne pas avoir toujours suivi le code du bien-être au travail. Notamment, les réunions de comité de prévention et de protection au travail (le CPPT) n’avaient pas été convoquées dans les règles dans cette période perturbée de crise sanitaire.

Cette affaire nous remet en mémoire les débats de l’époque : comment protéger les chauffeurs, avec une vitre, en interdisant de monter par l’avant des véhicules, fallait-il qu’ils portent ou non un masque ? Ces débats étaient vifs à la Stib, ils étaient évidement légitime. Elle nous rappelle également que les transports en commun dans cette période de crise avaient été considérés comme essentiels. C’est le paradoxe qu’ont souvent mal vécu les personnels de la Stib (mais aussi ceux de la SNCB) : eux devaient aller travailler, alors que les enseignants par exemple devaient rester chez eux. À la Stib, on a parfois eu le sentiment que l’objectif premier était de faire tourner l’économie. Les conducteurs et conductrices étaient les sacrifiés du système parce que leur job ne pouvait par définition pas se faire à distance. Un ressentiment que peuvent aussi partager les employés de la grande distribution par exemple. Quand le pays était à moitié à l’arrêt, les magasins eux devaient coûte que coûte continuer à tourner.

Hasard de l’actualité, on apprend ce matin qu’un autre tribunal, à Liège cette fois, a condamné la Région wallonne pour un prolongement illégal du Covid Safe Ticket. C’était en 2022, donc presque deux ans après l’affaire de la Stib : la Région wallonne avait prolongé pour 3 mois ce règlement contesté par des collectifs citoyens et des restaurateurs. Dans son arrêt, la cour estime que la Région wallonne a manqué à son obligation de s’assurer que le CST était pertinent. Le jugement est sévère : la décision wallonne, estime la cour d’appel, « ne se réfère à aucune évaluation scientifique, s’appuie sur des données épidémiologiques obsolètes, et ne fait état d’aucune étude sérieuse quant à l’impact du CST ». Bref, on a légiféré dans la précipitation, un sentiment que développe aussi la professeure de droit constitutionnel Anne-Emmanuelle Bourgaux dans un récent ouvrage, et ce qui est vrai pour la Région wallonne l’est probablement aussi pour d’autres niveaux de pouvoirs.

Deux tribunaux, deux décisions, deux salles, deux ambiances, mais un important constat : maintenant que la pandémie est derrière nous, c’est le temps de la justice qui arrive… et ces procédures nous éclairent désormais sur ce qui était juste et ce qui ne l’était pas.

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Fabrice Grosfilley