L’édito de Fabrice Grosfilley : Merci, monsieur le procureur

Il est omniprésent. Depuis une quinzaine de jours, il ne se passe pas une journée sans qu’on entende parler de Julien Moinil, le nouveau procureur du Roi en charge de l’arrondissement de Bruxelles. Une présence médiatique due, bien sûr, à la série de fusillades qui ont ramené les questions de sécurité et de lutte contre le trafic de drogue à la une de l’actualité, et soutenue aussi par une série d’interviews que le procureur a accordées à plusieurs médias dans le cadre de sa prise de fonction. Le nouveau procureur a prêté serment le 9 janvier.

En un peu plus d’un mois, Julien Moinil a donc donné un sérieux coup d’accélérateur au parquet de Bruxelles. Il a multiplié les réunions avec tous les intervenants de la chaîne de la sécurité : les magistrats et les policiers, bien sûr, mais aussi la Région, les bourgmestres – auprès desquels il a fait forte impression – et le fédéral. À chaque fois, ses interlocuteurs notent son volontarisme et sa connaissance des dossiers. Il faut dire que Julien Moinil, 39 ans, a déjà été substitut du procureur, puis magistrat au parquet fédéral, où, aux côtés de Frédéric Van Leeuw, il était en charge de la criminalité organisée. À ce titre, il a notamment représenté le ministère public dans des procès de trafic de drogue ou de corruption. La grande criminalité, les réseaux mafieux pilotés depuis l’étranger, Julien Moinil connaît. Il a aussi l’avantage d’arriver comme le messie à la tête d’un parquet qui n’avait plus de patron depuis 2021. Oui, il aura fallu quasiment quatre ans pour que le monde politique réussisse à désigner un nouveau procureur du Roi dans l’arrondissement de Bruxelles, s’accommodant très bien d’un “faisant fonction” alors que la criminalité explosait et que l’arriéré judiciaire gonflait.

Cet “effet Moinil”, on a encore pu en prendre la mesure hier au Parlement bruxellois. Invité à s’exprimer devant la commission des affaires intérieures, il a dressé un état des lieux plus que critique sur les moyens dont disposent la police et la justice face au trafic de drogue. Le soir de la fusillade mortelle de la station Clémenceau, le procureur a ainsi révélé qu’il n’y avait plus d’enquêteur disponible à la section homicides de la police judiciaire, “la crim” comme l’appellent les policiers. On lui a suggéré de se tourner vers la section antiterroriste. “Comment voulez-vous que j’arrête des auteurs si je n’ai pas d’enquêteurs spécialisés ?” a lancé le procureur aux députés. “La situation est assez désastreuse, pour ne pas vous mentir. La police judiciaire fédérale de Bruxelles doit composer avec un manque structurel de capacité (…) J’en ai assez des effets d’annonce”, a poursuivi Julien Moinil, ciblant très clairement le niveau fédéral. “C’est le fédéral, pas la Région, qui est responsable”, a-t-il martelé.Combien d’enquêteurs la PJF va-t-elle recevoir ? a-t-il demandé.

La police, mais aussi la justice, sont insuffisamment financées à Bruxelles. Beaucoup d’élus bruxellois le disent depuis des années. Hier, le procureur leur a donné raison.Les juges en ont marre, puisqu’en réalité, on désinvestit dans la réponse pénale depuis des dizaines d’années. Laisser en liberté l’auteur de tirs à l’arme de guerre en pleine rue, pour cause de prisons saturées, est inaudible”, dit toujours le procureur. “Je passe mes soirées au téléphone avec la directrice générale des établissements pénitentiaires, car les juges d’instruction décernent des mandats d’arrêt pour des faits graves.” Et “la police bruxelloise est obligée de parcourir l’ensemble du pays pour aller déposer des détenus” dans les prisons plus lointaines où il resterait un peu de place. “De grâce, réveillons-nous !” lance le procureur dans ce qui ressemble à une réquisition sans appel contre la gestion des gouvernements précédents, la Vivaldi, la Suédoise.

Ces propos du procureur contrastent sérieusement avec ceux tenus 24 heures plus tôt par la ministre de la Justice Annelies Verlinden (CDV). Celle-ci avait commenté les fusillades en tentant de renvoyer la responsabilité vers le niveau régional. “Sans gouvernement bruxellois, c’est évidemment plus difficile, et sans celui-ci, la population et les bourgmestres bruxellois se sentent seuls”, avait commenté la ministre, à l’issue d’une réunion organisée par le ministre de l’Intérieur Bernard Quintin (MR). Le procureur du Roi n’a visiblement pas tout à fait la même lecture de la hiérarchisation des priorités.

Ce matin, Julien Moinil incarne l’espoir que la question de la sécurité soit enfin prise à bras-le-corps en Région bruxelloise. Il a de l’autorité et suffisamment de détermination pour donner un coup d’accélérateur aux procédures. Il a aussi la légitimité et l’indépendance nécessaires pour mettre le monde politique face à ses responsabilités. Qu’on arrête d’enfumer les Bruxellois et de faire des économies sur leur sécurité, que les pouvoirs publics cessent ce pénible ping-pong du “c’est pas moi, c’est l’autre”. Alors bien sûr, on jugera sur la durée : l’efficacité d’un parquet ne se limite pas à des prises de parole, aussi claires et efficaces soient-elles. Tout Bruxelles espère en finir avec les fusillades et l’insécurité. Et les premiers concernés, ce ne sont pas les politiques, mais bien les habitants d’Anderlecht, Molenbeek, Saint-Gilles ou d’ailleurs, qui se trouvent à proximité de ces hotspots. Ces habitants qui se sont regroupés dans des comités de quartier pour certains d’entre eux, ou qui pour d’autres n’osent pas s’exprimer, mais qui n’arrêtent pas de demander une réponse plus forte, plus structurée, plus globale aussi, à ce phénomène du trafic de drogue. Au nom de tout ceux-là , on a envie de dire : merci Julien Moinil. Vous êtes, à ce stade, le magistrat qu’on attendait.

L’Edito de Fabrice Grosfilley