L’édito de Fabrice Grosfilley : Les grands basculements

C’est un moment destiné à entrer dans les livres d’histoire. Aujourd’hui, vers 18 heures, heure belge, Donald Trump prêtera serment comme président des États-Unis pour la seconde fois. La première fois, c’était en 2017 : Donald Trump l’avait alors emporté face à Hillary Clinton. Cette fois, c’est Kamala Harris que le candidat républicain a battue dans les urnes. Une victoire nette et incontestable. Et comme l’électorat américain a également souhaité des majorités républicaines à la Chambre et au Sénat, le président américain aura les coudées franches pour appliquer son programme.

Cette cérémonie d’investiture aura lieu sous le dôme du Capitole, ce bâtiment que les partisans de Donald Trump avaient justement pris d’assaut il y a quatre ans pour tenter d’empêcher la certification des résultats de l’élection de 2020, qui avait vu la victoire du démocrate Joe Biden. Quatre ans plus tard, Trump et ses invités seront donc à l’intérieur. Les émeutiers d’hier sont les gagnants d’aujourd’hui. Et même si on ne doit jamais exclure l’acte d’un déséquilibré ou d’un activiste exalté – ce qui explique un déploiement des forces de sécurité très conséquent –, personne ne prévoit de tels incidents cette fois-ci.

Parmi les premières mesures que Donald Trump devrait prendre, il y aura probablement l’octroi d’une grâce présidentielle pour ceux qui avaient envahi le Capitole il y a quatre ans. On s’attend aussi à l’annonce de mesures très fermes contre les migrants en situation irrégulière. Lui-même a évoqué une possible “déportation de masse”. Il n’est pas exclu que Donald Trump instaure une forme d’état d’urgence en faisant appel à l’armée.

Traditionnellement, ces cérémonies d’investiture se déroulent entre Américains. On ne convie pas habituellement de chefs d’État ou de gouvernement étrangers. Donald Trump a cependant dérogé à cette tradition en invitant plusieurs dirigeants étrangers, comme le président chinois Xi Jinping, qui ne viendra pas mais enverra un représentant. La plupart des autres invités sont issus de courants autoritaires ou d’extrême droite, comme le président argentin Javier Milei ou la Première ministre italienne Giorgia Meloni. Parmi les invités français figure Éric Zemmour.  Côté belge, le président du Vlaams Belang, Tom Van Grieken (membre de la délégation du parti européen d’extrême droite PfE), et l’eurodéputée N-VA Assita Kanko (membre de la délégation du Parlement européen pour les relations avec les États-Unis) seront également présents à ce qui ressemble à un rassemblement de l’extrême droite mondiale. Une sorte de congrès fondateur de ceux qui voudraient instaurer un ordre nouveau.

Qu’une représentante de la N-VA soit invitée à cette cérémonie, et qu’elle ait accepté de s’y rendre, apporte de l’eau au moulin du PS, qui estime désormais que la N-VA n’est plus un parti comme les autres et qu’il faudrait s’en méfier et lui réserver un traitement particulier.  Il est tentant ce matin, en tant que Bruxellois, d’oser une comparaison entre ce qui se passe aux États-Unis et ce qui se passe chez nous, en région bruxelloise. En juin dernier, c’est également un parti de droite que l’électorat a placé en tête à Bruxelles (la comparaison s’arrête là, on ne peut pas comparer les deux échiquiers politiques). Mais sa victoire a bien du mal à se concrétiser. C’est la conséquence de notre mode de scrutin à la proportionnelle : le MR n’a pas la capacité de gouverner seul et doit donc trouver des alliés et négocier un accord de gouvernement. À cela s’ajoute la difficulté supplémentaire de l’obligation d’avoir une double majorité en région bruxelloise : une dans le collège francophone, une autre dans le collège néerlandophone.

Hier après-midi, Ahmed Laaouej, pour le Parti socialiste, a réaffirmé que le PS bruxellois ne gouvernerait pas avec la N-VA, affirmant qu’il trouvait légitime “de ne pas vouloir s’inscrire dans la majorité la plus à droite possible, quand le Parlement est ancré à gauche”. Il a indiqué qu’il ferait désormais fonctionner le gouvernement sortant en prenant des initiatives au Parlement. En clair, Ahmed Laaouej s’inscrit désormais dans une perspective qui n’est plus une perspective de négociation, mais dans l‘idée du maintien du gouvernement actuel, avec le remplacement de certains ministres, tout en sachant que ce gouvernement n’a plus de majorité.

Au grand basculement américain et au petit basculement au niveau fédéral que pourrait mettre en place la probable coalition Arizona répond donc un grand immobilisme bruxellois, sur fond de crise institutionnelle. Le PS se veut résistant : “Rien n’impose à un démocrate de suivre les injonctions d’une personnalité qui flirte avec l’extrême droite”, déclarait hier Ahmed Laaouej en évoquant le président du MR.  On rappellera pourtant au PS qu’il n’y a pas si longtemps, il discutait avec la N-VA. Et qu’à ce stade, entre Bart De Wever et Donald Trump, il n’y a pas grand-chose de commun. Bruxelles, ce n’est pas Washington. Comparaison n’est pas raison, et ce qui est excessif est insignifiant.

Il n’empêche qu’il y a aujourd’hui un grand basculement vers la droite dure aux États-Unis et chez un certain nombre de nos voisins européens. La lucidité, c’est d’admettre que ce grand basculement n’est pas impossible en Belgique aussi. Ceux  qui encouragent au basculement ou l’accompagnent, ceux qui s’en accommodent et ceux qui s’y opposent, tout cela apparait désormais comme une nouvelle ligne de démarcation autour de laquelle nos paysages politiques sont amenés à se recomposer.

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