L’édito de Fabrice Grosfilley : le débat de la sécurité
Gaston Defferre, Charles Pasqua, Nicolas Sarkozy, Bernard Cazeneuve, Gérald Darmanin, Bruno Retailleau. Le point commun entre tous les noms que je viens de citer ? Ils ont tous été ministres de l’Intérieur du gouvernement français. Chez nous, en Belgique : Philippe Moureaux, Charles-Ferdinand Nothomb, Louis Tobback, Johan Vande Lanotte, Antoine Duquesne, Joëlle Milquet, Jan Jambon, et désormais Bernard Quintin.
En France, une constante : être ministre de l’Intérieur, c’est avoir le verbe haut, vouloir « terroriser les terroristes » – expression de Charles Pasqua –, « nettoyer les cités au Kärcher » – expression de Nicolas Sarkozy –, et, pour le ministre actuel, Bruno Retailleau, parler de « désordres migratoires », sans crainte d’emprunter le vocabulaire propre à l’extrême droite. En Belgique, c’est plus subtil et un peu moins systématique. Tous nos ministres de l’Intérieur n’ont pas délibérément versé dans la matraque verbale. Ils ont incarné l’ordre, fait fonctionner ce pouvoir régalien qu’est celui des services de sécurité, mais ils n’ont pas toujours fait de la pression un outil de promotion personnelle. Question de style, sans doute, mais aussi une différence de perception dans l’opinion publique.
L’« ordre républicain », c’est un concept très français. On aime peut-être un peu moins les coups de menton et les discours tonitruants en Belgique – en tout cas, en Belgique francophone. On aime bien la concertation, un poil de discrétion, on juge aux résultats, pas seulement à l’abattage médiatique, et on apprécie que nos ministres ne parlent pas forcément pour ne rien dire. Deuxième différence entre les deux pays : en Belgique, la police, c’est aussi la responsabilité des bourgmestres. On a sans doute eu des bourgmestres plus portés sur le discours sécuritaire que d’autres. L’instauration des zones de police, qui a dilué le pouvoir des bourgmestres en les regroupant au sein de zones pluri-communales, ne permet sans doute plus d’incarner autant qu’avant l’ordre et la sécurité.
Il n’empêche que cette tradition française du ministre de l’Intérieur qui s’installe comme le premier des policiers, c’est une tentation de communication qu’on peut retrouver chez nous. On peut l’observer dans les discours de présidents de parti, dans les déclarations de certains parlementaires qui se spécialisent sur ces questions, et bien sûr, parmi les bourgmestres et les ministres. L’actualité de ces derniers mois, avec la multiplication des fusillades, l’essor du trafic de drogue, ainsi que le débat sur la fusion des zones de police, a d’ailleurs ouvert un espace médiatique où ces communications se sont installées. Il y a un débat sur la sécurité – il est légitime, nous avons un problème, Houston. Il y a aussi un débat sur l’organisation de la sécurité en Région bruxelloise. Et ces deux débats sont l’occasion de positionnements idéologiques et de joutes verbales. « Vous allez voir ce que vous allez voir. Moi, à la différence de mes concurrents, je vais m’attaquer au problème et les délinquants n’ont qu’à bien se tenir. Tolérance zéro, plus de bleus dans les rues, peines de prison exécutées. On ne se laissera pas terroriser dans nos quartiers. » Etc. , etc.
Le paradoxe, c’est que la communication n’est pas toujours en phase avec la réalité des actions politiques. Parler de sécurité, c’est bien. La financer, s’assurer qu’on recrute des policiers, qu’on a des magistrats en nombre suffisant, et des places disponibles en prison ou dans les centres fermés, c’est évidemment mieux. Avoir conscience des enjeux de communication politique et des éventuelles arrière-pensées stratégiques est donc nécessaire si l’on veut décoder ce qui se joue sur le terrain de la sécurité.
En décrétant la fusion des zones de police bruxelloises – pour avoir une et une seule police pour toute la Région –, le gouvernement fédéral a décoché un bel uppercut aux bourgmestres, qui vont perdre une de leurs importantes prérogatives, et aussi un des moyens de faire campagne au moment de se représenter devant les électeurs.
Malgré tout, Bernard Quintin a compris qu’il devait négocier avec les bourgmestres et avec les policiers. C’est ainsi qu’il faut interpréter les propos du commissaire Olivier Slosse, chef de la zone Nord, hier au Parlement bruxellois : « Ce n’était pas évident au départ. Mais la réunion que nous avons eue avec le ministre de l’Intérieur, Bernard Quintin, a clairement montré qu’un certain nombre de nos revendications ont été entendues », a-t-il déclaré devant les parlementaires, laissant entendre que les négociations avançaient positivement.
Les bourgmestres et les chefs de zone sont effectivement en train d’obtenir des garanties sur le maintien des policiers de proximité, qui resteront bien dans les quartiers qu’ils connaissent. Ça, c’est pour l’aspect négociation et la tradition de concertation. Et puis, en parallèle, vous avez des députés fédéraux qui demandent à entendre les bourgmestres bruxellois sur leur politique de sécurité, ou la N-VA qui a demandé hier une enquête après que des dénonciations anonymes de policiers ont été transmises à l’agence Belga, évoquant une gestion un peu trop politisée de certaines zones. On négocie avec les bourgmestres d’un côté, on les critique de l’autre.
À l’évidence, il y a donc des positionnements très politiques autour de la sécurité. Quand on veut comprendre l’actualité, il ne faut pas se contenter de l’écume des choses : les courants qui remontent des profondeurs sont bien plus importants.