L’édito de Fabrice Grosfilley : la séparation des pouvoirs, à l’international aussi
Dans son édito de ce mardi 21 mai, Fabrice Grosfilley revient sur la demande de mandats d’arrêt contre Netanyahou, Gallant et trois dirigeants du Hamas.
Il ne peut pas y avoir d’impunité pour les crimes de guerre ou les crimes contre l’humanité. C’est la logique qui a poussé le procureur général de la Cour Pénale Internationale, Karim Khan, à demander la délivrance de cinq mandats d’arrêt hier. Une décision historique, abondamment commentée. Parfois applaudie, mais aussi souvent critiquée, parfois dénoncée avec une telle virulence qu’on se demande ce qu’a bien pu faire ce procureur pour mériter de telles réactions. Israël, le Hamas, mais aussi désormais les États-Unis par la voix de Joe Biden, ont donc fait savoir leur incompréhension (euphémisme diplomatique).
Karim Khan, le procureur général de la Cour pénale internationale, n’a donc pas tremblé. Il est allé au bout du raisonnement où le conduisait son enquête sur les crimes commis le 7 octobre lorsque le Hamas a lancé son attaque contre Israël, mais aussi sur la riposte d’Israël dans la bande de Gaza. Il a donc demandé l’émission de cinq mandats internationaux à l’encontre de Benyamin Netanyahou, le chef du gouvernement israélien, et de Yoav Gallant, le ministre de la Défense, pour des présomptions de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, qui auraient été commis par l’armée israélienne. Il n’épargne pas non plus le Hamas : Yahya Sinwar, le dirigeant du mouvement dans la bande de Gaza, Ismaël Haniyeh, le chef du bureau politique, et Mohammed Deïf, qui dirige la branche armée de l’organisation islamiste, font également l’objet d’une demande de mandat d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité après les massacres commis par des commandos islamistes le 7 octobre dans le sud d’Israël et la prise de 245 otages, dont il faut rappeler que 132 sont encore détenus dans la bande de Gaza.
Depuis hier, ces mandats sont surtout commentés et analysés sous un angle politique et diplomatique. C’est peut-être oublier que Karim Khan est un procureur, qu’il raisonne ici sur la base d’éléments d’enquêtes et qu’il s’appuie sur des rapports. Dans ses attendus, le procureur a ainsi retenu contre les deux dirigeants israéliens des crimes tels que “le fait d’affamer délibérément des civils” et parle d'”homicide intentionnel“, deux notions juridiques précises. “D’après nos constatations, écrit-il, certains de ces crimes continuent à être commis”. Les accusations portées contre les dirigeants du Hamas incluent des accusations “d’extermination“, de “viols et d’autres formes de violence sexuelle” et de “prise d’otages, qui constitue un crime de guerre“.
Ces demandes ne sont, à ce stade, pas encore des décisions. Mais les réactions ont été vives. Le gouvernement israélien a rapidement dénoncé une “décision scandaleuse“. Benjamin Netanyahou a parlé de “honte“, employant le terme de “dégoût” et estimant qu’il s’agissait d’une manifestation d’antisémitisme. Le gouvernement israélien a reçu le soutien de Joe Biden, qui a utilisé le même vocabulaire, pour estimer que la demande était scandaleuse. “Quoi que puisse insinuer ce procureur, il n’y a pas d’équivalence entre Israël et le Hamas”, a ainsi déclaré le président américain, ajoutant : “Nous nous tiendrons toujours aux côtés d’Israël face aux menaces qui pèsent sur sa sécurité”. Quant au Hamas, il a déclaré “condamner fermement” la demande du procureur de la Cour pénale internationale, estimant que le procureur assimilait les victimes aux bourreaux.
Sur le plan diplomatique, il faut quand même noter le soutien de l’Afrique du Sud. “La loi doit être appliquée de manière égale à tous afin de faire respecter l’État de droit international”, a ainsi déclaré le président sud-africain dans un communiqué, tandis que la France faisait savoir aussi par communiqué qu’elle soutenait “la Cour pénale internationale, son indépendance, et la lutte contre l’impunité dans toutes les situations”. Du côté belge, Hadja Lahbib avait écrit hier sur X, anciennement Twitter, que “les crimes commis à Gaza doivent être poursuivis au plus haut niveau, quels que soient leurs auteurs.” Petit rappel : si ces mandats d’arrêt sont effectivement délivrés, tous les pays signataires seront appelés à arrêter les personnes poursuivies pour permettre leur extradition vers La Haye en vue d’un procès. Ni Israël, ni les États-Unis, ni la Russie ne reconnaissent cependant la CPI, ce sont donc autant de territoire où les mandats d’arrêt ne sont pas effectivement applicables. On rappellera qu’être inculpé ou faire l’objet d’un mandat d’arrêt, ce n’est pas être coupable : tous auront droit à un procès équitable où ils pourront se faire assister de l’avocat (ou d’une armée d’avocats) de leur choix. À ce que l’on sache, la CPI ne bafoue pas les droits de la défense.
Que les journalistes, les politiques, les diplomates, les chefs d’État et les personnes potentiellement poursuivies réagissent, c’est une chose. Que cela puisse impressionner les juges, c’en est une autre. Et c’est peut-être cela dont on doit le plus se féliciter. Depuis des semaines, les pressions internationales sur la Cour pénale internationale étaient fortes. L’idée que des dirigeants israéliens, un État démocratique, puissent faire l’objet d’un mandat d’arrêt avait mobilisé quelques chancelleries. Le procureur général a donc eu le cran de ne pas plier devant les pressions. C’est peut-être ça la démocratie : quand la justice prouve qu’elle est indépendante. C’est la théorie de la séparation des pouvoirs, chère à Montesquieu. Longtemps, nous n’avons pas eu de justice indépendante capable de faire la leçon aux États. On en parlait entre pouvoirs exécutifs, aux Nations unies ou ailleurs. Les dirigeants, les militaires, les chefs de milice savaient que leurs crimes resteraient impunis. C’est peut-être en train de changer. Les démocrates et tous ceux qui sont attachés au respect du droit international devraient pouvoir s’en réjouir.
Fabrice Grosfilley