Tensions à la FGTB Bruxelles
Alors qu’Estelle Ceulemans vient d’être reconduite à la tête de la FGTB Bruxelles pour quatre ans, une poignée d’employés ou ex-employés dénoncent un « climat de terreur » au sein de l’entreprise et accusent Estelle Ceulemans de violence au travail. Deux plaintes ont été déposées en ce sens auprès de Cohezio, et deux recours en justice introduits pour licenciement irrégulier. Mais leur combat est loin d’être partagé par tous leurs collègues. Plusieurs y voient une forme de manipulation, voire une tentative de déstabilisation de la secrétaire générale.
Le 1er mai dernier, alors que la fête des travailleurs bat son plein dans les jardins du Mont des Arts, un petit groupe de manifestants se dirige vers le stand de la FGTB. Ce sont des employés ou ex-employés de la régionale bruxelloise, ainsi que des militants. Ils ne sont pas là pour réclamer davantage de pouvoir d’achat pour les travailleurs ou s’opposer à une fermeture d’usine, mais pour dénoncer les pratiques en cours dans leur propre entreprise, le syndicat socialiste, où règnerait un « climat de terreur ». Ils y seraient victime de harcèlement, d’intimidation, de menaces, et de licenciements irréguliers. Parmi eux, il y a Manu Agostini, 12 ans au compteur dans les bureaux de la rue de Suède, licencié il y a un an.
Sexisme
Le licenciement de ce formateur syndical, ancien délégué principal chez IAC (Fiat), semble avoir constitué pour quelques-uns au sein de la régionale, un point de non-retour. En l’occurrence, à côté de Manu Agostini lui-même, trois employés, aujourd’hui en congé maladie de longue durée, nous ont fait part de manière anonyme du tremblement de terre que cet épisode a représenté pour eux. Isabelle, Patrick et Nicole (les noms ont été modifiés) jugent le contexte et les conditions de ce licenciement « particulièrement violents ». Son badge et ses accès informatiques ont été immédiatement désactivés, rapportent-ils. Manu Agostini a été licencié avec effet immédiat le 12 juin 2021. Il ne connaîtra les motifs de son éviction que trois mois plus tard : sexisme et mise en danger d’un délégué en raison d’un comportement violent lors d’une action syndicale. L’intéressé réfute intégralement et porte plainte devant le tribunal du travail pour licenciement irrégulier et propos diffamatoires. « J’ai demandé à rencontrer la supposée victime, pour comprendre, m’expliquer, m’excuser le cas échéant. Refusé. Je n’ai jamais su ni de quoi, ni de qui il s’agissait. » Pour Isabelle et Patrick « cela sentait fort la manipulation. Manu Agostini dérangeait. Aucune procédure n’a été respectée et aucune possibilité d’être défendu ou de se défendre ne lui a été laissée. » « Cela laisse le sentiment que nous sommes une sous-catégorie de travailleurs, J’ai ressenti à ce moment-là une impossibilité de poursuivre mon travail. Cela a été un choc pour l’équipe. », poursuit Patrick. Nos interlocuteurs évoquent cet incident comme déclencheur de leur départ. « Je ne pouvais plus continuer à travailler dans ces conditions. », nous dit l’une. « Il régnait un climat de peur. Et de tension. », ajoute une autre.
Mais le personnel, comme la délégation syndicale, est divisé. Et les soutiens de Manu Agostini, sont semble-t-il désormais minoritaire. Aux dires de délégués syndicaux que nous avons rencontrés, le formateur syndical avait bien un comportement machiste, voire harcelant, qui était devenu insoutenable pour nombre de travailleuses. Après son départ, la parole s’est libérée, observent-ils. Plusieurs employées nous ont fait part de leur malaise face à ses fréquentes remarques et propos déplacés, de leur appréhension à se retrouver seules en sa présence.
Estelle Ceulemans est catégorique : « J’avais déjà mis Manu Agostini en demeure d’arrêter, après que des propos intolérables m’aient été rapportés. J’ai pris la décision de le licencier après de nouveaux faits graves. Des plaintes m’étaient aussi revenues de participantes aux formations qu’il donnait. Manu Agostini et ses soutiens s’acharnent à nier les faits de sexisme. Des victimes ont subi des pressions pour les décourager de témoigner contre lui. C’est pour les protéger que j’ai refusé de les confronter à leur harceleur. » Les procédures légales de licenciement, notamment le délai de trois mois maximum pour communiquer les motifs du renvoi, ont été respectées, assure la secrétaire générale, mais en cas de rupture de confiance, la CCT (Convention collective de travail) prévoit la possibilité d’abréger la procédure en échange d’indemnités supplémentaires de départ. Las, les soutiens de Manu Agostini, réclament sa réintégration. En réaction à ces derniers, une lettre est alors adressée à Estelle Ceulemans par une quarantaine de travailleurs, et (surtout) de travailleuses pour dénoncer un homme « qui dénigre les femmes en les considérant comme une marchandise » et s’opposer à son retour.
Pourquoi une telle obstination de ses défenseurs ? Une tentative de déstabilisation dans le contexte du congrès statutaire où elle briguait un nouveau mandat, croit décoder Estelle Ceulemans. Plusieurs délégués syndicaux partagent l’analyse de la secrétaire générale. Ils évoquent une politique de la terre brûlée. De la part de personnes dont ils reconnaissent pourtant la compétence et dont pour certains ils ont été proches, voire amis, avant de se brouiller. L’instance représentative des travailleurs a été elle-même ébranlée par les différents épisodes de ce conflit ouvert.
Deux plaintes chez Cohezio
De leur côté, les proches d’Agostini, dénoncent, au-delà du cas particulier, un management violent et l’étouffement de toute contestation en interne. Ils mentionnent aussi des irrégularités lors d’élections sociales, ou encore la nomination irrégulière d’un conseiller en prévention au printemps 2021. Ils visent également un chef de service, le directeur politique, dont l’attitude brutale confinerait au harcèlement moral. Isabelle décrit des interventions intempestives et injustifiées dans son travail, qui la met, elle et son équipe, en difficulté ; Nicole une attitude méprisante et dévalorisante à son égard. Ses pratiques managériales seraient de nature à porter atteinte à la santé des équipes et nuiraient à leur travail. Ce chef de service, à la personnalité problématique de l’avis de plusieurs travailleurs, avait déjà fait l’objet, du temps de Philippe Van Muylder, l’ancien patron de la FGTB Bruxelles, d’une enquête interne au terme de laquelle il avait suivi un coaching en management. Mais les problèmes auraient persisté. 16 personnes, travaillant sous son autorité, l’ont en tout cas dénoncé au printemps 2021 dans une lettre adressée à la direction générale. Les représentants des travailleurs au CPPT ont alors exigé une nouvelle analyse de risque. Demande reçue par la direction : une analyse de risque a effectivement été menée par Cohezio (service externe de prévention et protection au travail), dont les conclusions doivent être prochainement présentées au personnel. Cela n’a pas empêché deux employés de déposer chacun une plainte auprès du même organisme, contre Estelle Ceulemans entre autres parce qu’il la juge responsable des agissements du directeur politique, par son absence de réaction, et du climat délétère qu’il fait peser dans l’entreprise. Là encore, la patronne de la FGTB Bruxelles rejette en bloc les accusations et prépare la communication au personnel du rapport de Cohezio.
Un turn over anormal ?
Les mêmes « plaignants » soulignent un turn-over suspect au sein de l’organisation, et pointent d’autres licenciements problématiques. Une travailleuse, licenciée en 2020, a elle aussi saisi la justice. Ici encore, Estelle Ceulemans assume et défend sa décision, soutenue par une partie de la délégation syndicale.
Depuis son entrée en poste, la régionale a en effet connu pas mal de mouvements internes. Selon l’un de nos témoins anonymes, il ressort des bilans sociaux des quatre dernières années, que sur les 150 travailleurs de la FGTB Bruxelles, et hors départs à la retraite ou en prépension, 40 auraient quitté l’entreprise depuis 2018 : 20 auraient été licenciés, les autres auraient démissionné. Sans compter 14 malades de longue durée. Des chiffres interpellant, dont le directeur administratif et financier, Geoffrey Ruelle, a toutefois une lecture plus affinée. Il y a bien eu des licenciements et des démissions, mais la situation est plus complexe, et n’est en rien anormale, assure-t-il. En quatre ans et demi, en parallèle des 70 engagements, 75 personnes ont quitté l’entreprise. Les départs naturels, décès et mouvements en interne en représentent près de la moitié. Sur les 40 restant, il faut compter 17 licenciements : cinq travailleurs « confirmés », dont les deux plaignants mentionnés ci-dessus, ont été licenciés en raison de graves dysfonctionnements, et 12 personnes, en période d’essai, de moins six mois d’ancienneté, ont échoué au test d’embauche au terme de leur première année ou se sont révélées inadéquates pour leur poste. Pour le reste, Geoffrey Ruelle confirme une vingtaine de démissions, soulignant que la grande majorité a touché l’office de paiement des indemnités de chômage (OPIC), un service durement éprouvé par la crise sanitaire, mais est aussi le résultat de transferts internes au sein de l’entreprise. Et 12 malades de longues durées, conséquence, selon lui, en partie du conflit interne mentionné ci-dessus. Mais la FGTB a connu de tout temps un nombre importants de malades de longue durée, précise-t-il.
Climat de tensions
Les instances dirigeantes de la FGTB Bruxelles sont-elles responsables d’un mal-être généralisé au sein des équipes, comme le soutiennent certains de nos interlocuteurs ? Isabelle, Patrick et Nicole, nous ont décrit à quel point ils se sentaient aujourd’hui abîmés psychiquement.
Sans nier le caractère très vif, même dur et conflictuel de certains débats entre la délégation et la direction, comme la négociation d’une prime Covid applicable à tous les travailleurs, y compris les personnes écartées pour maladie, les délégués, comme les travailleurs, ne partagent pas tous, loin de là, le sentiment de vivre sous la menace et l’intimidation. « Certes les conditions de travail peuvent être stressantes, épuisantes, difficiles. Travailler dans un syndicat peut présenter des risques psychosociaux, nous travaillons avec des publics fragiles, cela peut être éprouvant, mais ce n’est pas rare en entreprise, et ici la gestion du personnel permet de réduire ces risques. », analyse l’un d’eux. Et puis la crise sanitaire s’est avérée particulièrement douloureuse, singulièrement pour certaines personnes au sein des équipes de l’OPIC, fortement sollicité. Mais tout le monde s’accorde en revanche sur le constat d’un climat de tension, alimenté notamment par les divisions qui traversent la délégation syndicale, et partant les travailleurs eux-mêmes. Et ces divisions, mises en lumière dans le contexte du licenciement de Manu Agostini, ne sont pas sans impact sur l’atmosphère générale de travail. Ce sera sans conteste, l’un des chantiers du deuxième mandat d’Estelle Ceulemans.
S.R.