L’édito de Fabrice Grosfilley : tous les coups ne sont pas permis

Une entreprise américaine peut-elle se croire au-dessus des lois lorsqu’elle débarque en Europe ? La conquête de nouveaux marchés relève-t-elle du far-west, cette culture où on dégaine son revolver pour éliminer les concurrents, et le client européen n’est-il rien d’autre que du bétail, sur lequel il s’agit de mettre la main par tous les moyens ?  Pour l’entreprise Uber, la réponse à ces questions est oui.

Uber, une entreprise “sans foi ni loi”, c’est ce que clame depuis des années le secteur des taxis traditionnels. Confronté aux méthodes américaines, contraint de lui céder une partie de son territoire, le choc a donc été rude pour les taxis. Rude, mais visiblement pas très loyal. Le combat commercial ne s’est pas toujours déroulé à la régulière. C’est ce qui ressort de cette grande enquête menée par le journal britannique The Guardian, et à laquelle est associé chez nous le journal Le Soir.

Ce qui ressort des premiers articles est assez éloquent. Confronté à des plaintes et à des enquêtes de la justice, Uber n’a pas hésité à faire disparaître des preuves en détruisant des données à distance, y compris sur des ordinateurs qui avaient été saisis par la police. Destruction de preuves qui avait clairement pour but de faire obstacle au travail de la justice. Uber a aussi payé ses chauffeurs pour participer à des manifestations présentées comme spontanées. Engagé des détectives privés pour enquêter sur les patrons des sociétés de taxis. Encouragé le recours à la violence pour émouvoir l’opinion publique et la mobiliser en sa faveur.

Alors, on ne va pas être naïf. On sait que les taximen ne sont pas des anges non plus. Que les relations entre ces deux mondes, celui des taxis traditionnels et celui des voitures partagées, a longtemps ressemblé à un règlement de compte à OK Corral et qu’on a sans doute échangé des coups tordus, voire des coups tout court, des deux côtés de la barrière. Mais ce que prouve cette enquête journalistique, c’est que cela était assumé en haut lieu chez Uber. Que c’était un système délibéré. Que tromper le fisc, enfreindre la législation et faire obstacle à la justice étaient des consignes venues d’en haut. Ces pratiques ne sont pas seulement douteuses. Elles sont mafieuses. Il faut pouvoir employer ce terme fort. Derrière l’agressivité commerciale du système Uber, il y avait une volonté délinquante, une attaque délibérée contre l’État de droit. Non seulement on avait sorti les revolvers, mais on le faisait en se moquant du shérif.

Ce comportement mafieux d’une grande entreprise n’est pas anodin. On se souvient que des hommes politiques avaient pris fait et cause pour Uber. Que certains textes déposés au Parlement bruxellois en décembre dernier avaient même été directement rédigés par la compagnie américaine, comme BX1 avait pu le prouver à l’époque. Le lobbying des Américains en avait donc séduit plus d’un, en particulier dans le monde politique. Quand on en vient à relayer sans filtre les intérêts d’une société qui se comporte comme un voyou, on doit se poser la question de savoir si on n’est pas l’allié du voyou. Ce qu’on attend d’un parlementaire ou d’un ministre, ce n’est pas qu’il aide les voyous, ni même qu’il prenne parti pour l’un des acteurs d’une bataille commerciale, c’est qu’il défende l’intérêt public.

Ce dossier Uber est exemplaire. Ce qui s’est passé dans le domaine du transport des personnes est sans doute assez proche de ce qui s’est passé ou de ce qui se passe encore dans le domaine des repas à domicile, dans celui des messageries et des transports de colis, dans l’aviation low cost, dans la construction, dans le transport routier international. Tous ces nouveaux marchés qui ressemblent à des eldorados et où les nouveaux entrants ont comme principe de base de pratiquer des prix planchers et de s’asseoir sur les règles existantes. Ce n’est pas qu’une question de guerre commerciale, mais quasiment une question de civilisation. Il est sans doute temps de réaffirmer qu’au sein de l’Union européenne, il existe des règles : le droit du travail, le système social et fiscal, le droit de la concurrence. Quand on enfreint ces règles, c’est le modèle européen qu’on essaye d’attaquer. Si on veut défendre l’Europe, face aux entreprises hors-la-loi, il est important que la cavalerie n’arrive pas trop tard.

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