L’édito de Fabrice Grosfilley : la bière, symbole si fort
L’édito de Fabrice Grosfilley, ce vendredi 17 novembre 2023.
Et si, à la fin, il ne nous restait plus que de la bière ? En 2007, Yves Leterme avait défrayé la chronique avec une série de déclarations relativement maladroites au journal Libération… Selon lui “le Roi, l’équipe nationale de foot et certaines bières” étaient ce qui restait de commun à tous les Belges. On rappellera qu’à ce moment précis, Yves Leterme n’était pas encore premier ministre du gouvernement fédéral mais ministre-président du gouvernement flamand, et qu’Yves Leterme n’était pas à une boulette près. Son résumé de la belgitude n’est peut-être plus si loin de la réalité. Qu’on parle de politique économique, de pensions, de la migration mais aussi d’environnement avec le glyphosate, ou sur le survol de Bruxelles, de mobilité, on pourrait dresser une très longue liste de sujets qui désormais divisent les belges. Les intérêts ou les points d’attention de la région Flamande ne sont pas les intérêts des francophones et inversément. L’incapacité de la coalition Vivaldi à engranger de grandes réformes illustre parfaitement cette évaporation progressive de l’État belge, qui est de moins en moins en mesure de s’imposer comme l’arbitre entre les communautés, de moins en moins en mesure de proposer une projet mobilisateur, et de plus en plus réduit à occuper le devant de la scène par des polémiques sans fin, plus que par des projets concrets. En Belgique, le pouvoir se partage entre les entreprises d’un côté, les régions de l’autre. Et quand on dit ‘les régions’, vous aurez compris que la région flamande est un peu plus gourmande que les autres.
Puisqu’il nous reste la bière, parlons-en. Hier le “Belgian Beer World” a communiqué de premiers chiffres de fréquentation : 20 000 visiteurs depuis l’ouverture, il y a deux mois et demi, de ce temple de la bière qui s’est installé dans les étages supérieurs de la Bourse (c’est en soi déjà tout un symbole). Des chiffres au delà des attentes, ont affirmé les dirigeants de l’entreprise-musée. En parallèle, la Fédération des Brasseurs belges (qui regroupe les grosses entreprises du secteur) lançait une nouvelle campagne de promotion intitulée “Fiers de nos bières” (cela rappelle le slogan d’un parti politique, je vous l’accorde, mais ce n’est pas moi qui l’invente). Et les brasseurs ne manquent pas d’ambition : “nous avons le projet de faire de 2030, qui marquera le bicentenaire de la Belgique, l’année de la bière” a indiqué Krishan Maughal, président des brasseurs belges. Si pour 2030 vous vous attendiez à des flonflons noir jaune rouge, à un drapeau tricolore géant, à une nouvelle esplanade du cinquantenaire, pourquoi pas à un Belge de l’espace ou une Brabançonne en version rap, eh bien non, ce sera surtout et avant tout l’année de la bière.
On raille les brasseurs, mais il faut souligner que le monde politique n’en est pas très éloigné. On se rappelle que Sven Gatz, par exemple, a été le directeur de cette Fédération des Brasseurs avant de rejoindre le gouvernement bruxellois. Hier, pour lancer cette fameuse campagne, l’organisation pouvait profiter de la présence d’Alexander De Croo. Un Premier Ministre qui a rappelé toute l’importance de la boisson nationale, qu’il a mis au même niveau que la bio-tech, ou l’éolien en mer… . “Il y a tout un secteur économique derrière“, insistait Alexander De Croo, avant de glisser dans un élan letermien : “cet élément correspond parfaitement à ce que nous sommes en Belgique, avec une diversité de langues, de cultures, d’opinions… qui constitue une force incroyable.”
Pendant que les brasseurs se faisaient mousser (pardon), on doit aussi souligner le goût amer qui sort de la bouche des syndicats du secteur. Depuis hier aussi, la production est à l’arrêt sur trois sites du géant brassicole AB InBev, à Louvain, Hoegaarden et Liège. Mouvement lancé par le syndicat chrétien CSC. AB InBev “peut rapporter des millions d’euros à la direction et aux actionnaires, mais ne veut pas partager les profits avec les ouvriers et les employés. Alors que ce sont eux qui font tourner les usines chaque jour”, indiquait un représentant syndical à l’agence Belga. Le syndicat demande donc une prime pouvoir d’achat. Il n’est pas exclut que le mouvement se poursuive.
Peut être que toute la Belgique est là. Dans cette historie de bière. Avec des capitaines d’industrie tournés vers l’exportation, l’innovation et la croissance de leur chiffre d’affaire, qui tiennent la dragée haute aux représentants de l’Etat et donne le ton de ce que doit être la fierté nationale. Et à l’autre extrémité de la chaîne des ouvriers qui donnent de la voix, pour obtenir une part du gâteau. Deux mondes qui s’ignorent et parfois se combattent. Mais qui, au bout du compte, ne seraient rien, l’un sans l’autre.
Fabrice Grosfilley