L’édito de Fabrice Grosfilley : grande confusion et infantilisation

Dans son édito de ce jeudi 12 décembre, Fabrice Grosfilley revient sur la possible venue d’Alain Maron et d’Elke Van den Brandt à la Commission des Affaires sociales de la Chambre.

Le Parlement fédéral peut-il convoquer des ministres relevant d’un autre niveau de pouvoir ? En théorie, la réponse est non. Dans un État fédéral comme le nôtre, les niveaux de pouvoir sont indépendants : les Régions sont autonomes et n’ont pas de comptes à rendre à l’État fédéral tant qu’elles gèrent les compétences qui leur sont confiées. Mieux encore : en Belgique, il n’y a pas de hiérarchie des normes. Cela signifie qu’une loi votée par le Fédéral n’a pas, en droit, plus de poids qu’un décret de la Région flamande ou qu’une ordonnance de la Région bruxelloise.

À chaque niveau de pouvoir correspond un parlement et un gouvernement. Pour les régions flamande et wallonne, c’est le cas depuis 1980. Pour la Région bruxelloise, il a fallu attendre 1989. Ce sont les parlements régionaux qui contrôlent les gouvernements régionaux. C’est une évidence constitutionnelle qu’il ne serait même pas nécessaire d’expliquer à un étudiant de première année, de droit ou de sciences politiques, tant cela paraît cohérent. Pourtant, hier, à la Chambre des représentants, les membres de la Commission des Affaires sociales ont décidé d’inviter deux ministres régionaux à venir s’expliquer devant eux.

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Les ministres en question sont Alain Maron et Elke Van den Brandt, tous deux en charge de l’Action sociale au sein du gouvernement bruxellois, le premier pour les francophones, la seconde pour les néerlandophones. C’est dans le cadre du scandale lié au CPAS d’Anderlecht que les parlementaires souhaitent les entendre. Invités, non convoqués : le terme est important, car les députés fédéraux sont bien conscients qu’ils marchent sur des œufs. Denis Ducarme, président de la Commission des Affaires sociales, a donc demandé aux services juridiques du Parlement fédéral de vérifier s’il était légalement possible d’entendre un ministre relevant d’un autre niveau de pouvoir. Les services ont conclu que oui, si c’est une simple audition. Hier, il y a donc eu un vote des députés fédéraux pour inviter les deux ministres régionaux à venir s’exprimer devant eux.

À ce stade, Alain Maron et Elke Van den Brandt réservent leur réponse. Ils attendent de recevoir le courrier d’invitation avant de se prononcer. Il est possible que la question soit également abordée ce matin au gouvernement bruxellois, et qu’on y demande aussi l’analyse du service juridique. Car l’affaire est en réalité loin d’être anodine. Alain Maron et Elke Van den Brandt seront interrogés mercredi prochain au Parlement bruxellois sur la manière dont ils ont contrôlé les CPAS de la Région bruxelloise, et sur la manière dont ils envisagent d’améliorer les contrôles à l’avenir. Alain Maron a, par exemple, déjà annoncé qu’il souhaiterait lancer un audit des 19 CPAS de la Région bruxelloise. C’est au parlement bruxellois qu’il revient de dire si les deux ministres ont ou non bien travaillé, s’ils sont ou non à la hauteur de la tâche qui leur a été confiée, et de valider ou non ce projet d’audit, ainsi que les financements qui l’accompagnent. Que le Parlement fédéral veuille s’immiscer dans ce processus est un coup politique.

Imaginez un instant que l’on ne parle pas de la Région bruxelloise, mais de la Flandre, par exemple. On aurait assisté à un tollé général. Jamais les partis flamands n’auraient voté pour qu’on envoie une telle invitation, qui ressemble à une immixtion dans les affaires du voisin. En cas de litige, c’est le comité de concertation, pas le parlement qui sert à communiquer. Pourtant, hier, deux partis francophones, le MR et Les Engagés, ont approuvé cette demande. Bien sûr, il y a le fond du dossier : on veut comprendre comment s’organise la tutelle des CPAS bruxellois, avec des responsabilités partagées entre le Fédéral et la Région, et la ministre fédérale des Affaires sociales, Karine Lalieux, a d’ailleurs déjà été entendue. Il y a aussi un opportunisme de politique politicienne : convoquer deux ministres Écolo/Groen au Parlement et tenter de les mettre en difficulté, dans une position d’accusés face à leurs juges, c’est toujours bon à prendre. Mais il y a surtout, dans cette affaire, un mépris affirmé pour la Région bruxelloise, qui n’est toujours pas considérée comme une région à part entière par le monde politique flamand. On a pu découvrir hier que c’était aussi le cas pour une partie du monde politique wallon. Au nom de ce mépris, les membres de la Commission des Affaires sociales se sont donc autorisés une manœuvre qui ne relève pas que de la confusion institutionnelle, laquelle vaudrait à nos étudiants de première année un zéro sur dix. Il s’agit bien aussi d’une manœuvre qui, de manière consciente ou inconsciente, vise à infantiliser Bruxelles. Un premier jalon qui pourrait un jour nous mener vers une mise sous tutelle de la Région bruxelloise.

Fabrice Grosfilley