Rue de la Loi : 2020, année de la balançoire cassée

Fabrice Grosfilley - Photo Couverture

L’image est éculée mais reste commode : chaque changement d’année serait propice à un changement visible, la concrétisation ou la cristallisation d’un mouvement qui nous ferait passer d’un état à l’autre, un véritable basculement marqué par un feu d’artifice et des bons vœux. Nous basculons donc de 2019 à 2020, mieux, d’une décennie à une autre, peut-être même d’un siècle à l’autre, puisqu’en bons cartésiens que nous sommes, nous n’accordons qu’une importance relative aux dates du calendrier, que nous savons bien que le coup d’envoi du XXe siècle coïncide avec la guerre de 1914-1918, comme le XIXe commençait avec la chute de Napoléon (1815), ou le XVIIIe avec la mort de Louis XIV (1715). Les journalistes (tout comme leurs lecteurs ou lectrices, les élus, ou tout citoyen engagé dans l’action que vous êtes forcément, mais pardonnez-moi de vous prendre à rebrousse poil à l’heure des bonnes résolutions) sont souvent de piètres historiens. Ils manquent de recul, le nez dans l’action, ici et maintenant, ne voient pas plus loin que leurs médias dont l’horizon géographique, économique et culturel mise bien davantage sur la proximité que l’universel.

Quand commence-t-il donc ce XXIe siècle dans lequel nous baignerions déjà depuis une vingtaine d’années ? Le 11 septembre 2001 ? C’est une analyse tentante et hautement défendable. Ce jour-là, la toute puissance américaine avait pris un coup que nous n’avions pas vu venir, comme si un spectateur quittait les gradins pour s’inviter sur un ring qui opposait le libéralisme US d’un côté et un système soviétique à l’agonie de l’autre, dans un face à face qui relevait du mauvais match de catch, où l’on faisait durer le plaisir pour que le public en ait un peu pour son argent, parce que le “show must go on”, et que ce spectateur sorti de l’ombre avait décoché un uppercut qui laissait le monde occidental K.-O., et son rival communiste aussi éberlué que transparent. Nous fûmes saisis. La première guerre du XXIe siècle fut une nouvelle guerre de religions, avec les partisans d’un islam aussi radical qu’archaïque, instrumentalisé au service d’un projet politique mis au point par des chefs factieux qui fonctionnent comme une organisation mafieuse. La violence est leur langage et un but en soi, le contrôle des territoires et des richesses leur véritable objectif bien plus qu’une prétendue sainteté. Raqqa 2010 et Chicago 1920, El Baghdadi et Al Capone, même combat. Dans les deux cas, on dispute à l’oncle Sam son hégémonie et sa prétention à régenter le monde selon les valeurs de la morale protestante. Mais les terroristes du Moyen-Orient le font avec une intensité décuplée, un souci de la médiatisation et un projet plus global parce que l’époque le veut, un refus de l’universalisme et un mépris de la vie des autres peut-être plus grand encore. Après le 11 septembre, il y eu le 13 novembre à Paris, le 22 mars à Bruxelles, la déstabilisation du Maghreb et de l’Égypte, la tourmente au Mali, la chute de Kadhafi, la Méditerranée transformée en cimetière, et d’autres secousses encore et encore. La peur des attaques à l’arme blanche sur un marché de Noël qui répond à l’angoisse des drones dans un village reculé.

Le conflit dure depuis 20 ans maintenant, on pourrait monter à 30 si on prend l’invasion du Koweït par Saddam Hussein comme point de départ. La génération des jeunes gens et jeunes filles qui arrivent à l’âge adulte en 2020 n’a connu que ce monde-là. 

Au moment de basculer dans 2020, on s’en voudrait pourtant d’accepter que ce siècle se résume à cette confrontation. D’abord parce qu’on voudrait croire que la fracture, si elle reste réelle, baisse en intensité. Le conflit est international certes, les coups peuvent tomber à n’importe quel moment sur n’importe quel point du globe, mais ce n’est pas un embrasement généralisé. Les terroristes ont perdu du terrain, ils contrôlent de moins en moins de territoires et les démocraties occidentales sont secouées, certes, mais vivantes. Notre XXIe siècle, on l’espère, ne sera pas ce monde obscur où une idéologie religieuse pose des bombes, tranche les têtes et les mains au nom d’un bonheur codifié par un grand homme disparu plus d’un millénaire en amont.

Si on accepte l’idée que notre siècle ne commence pas le 11 septembre, il nous faut donc chercher un autre point de repère, un autre événement symbolique, une autre bascule. Peut-être devons nous quitter le terrain des conflits armés pour saisir les mouvements à l’œuvre. Moins visibles, moins saillants, peut-être plus déterminants. Dans la décennie que nous quittons, tout fût remis en cause, sans que nous prenions peut-être le temps d’en prendre la mesure. À défaut de la bascule, nous vivions sur une balançoire. Commençons par la chronique du pouvoir. Un coup à gauche, un coup à droite. Le mouvement c’est la vie, et ce balancier nous occupait l’esprit et nous donnait l’impression d’avancer. Soudainement, la balançoire fut prise de soubresauts. Ses mouvements se sont faits plus saccadés, l’axe se tordait, la planche devenait trop frêle pour soutenir nos vieux et lourds systèmes politiques. De plus en plus de citoyens et de citoyennes ont donc quitté la balançoire, embrassent de nouveaux combats, quittent les organisations connues, ne votent plus, agissent ailleurs ou se désintéressent de la question. L’exemple français est frappant. En 10 ans, le Parti Socialiste (que ce soit celui de Jaurès, Mendès-France ou Mitterrand, faites votre choix) est devenu squelettique, la gauche est atomisée, la droite suit le même chemin. La République en Marche est une machine à laver qui avale et décolore tout, seule l’entreprise Le Pen lui résiste encore. La politique ne fait plus rêver. Elle ne mobilise plus. Et ceux qui y insufflent encore un projet passent pour des illuminés et font peur aux autres. Pour la majorité des électeurs, la démocratie est une manière de gérer l’État, et encore, à la marge, la mondialisation de l’économie et la dématérialisation des échanges privant la puissance publique de beaucoup de ses prétentions. Ceux qui pensent que la politique a pour objet de changer le monde sont en voie de marginalisation, leurs discours ne mobilisent plus vraiment. Les gilets jaunes ont sérieusement contribué à secouer cette balançoire dont ils ont sauté il y a longtemps déjà. Ce qui vaut pour la France est valable pour la Belgique, où le poids des piliers a presque entièrement disparu et où l’obligation de vote n’empêche ni l’abstention ni le vote blanc. Pour tenter de redonner un peu de peps  à nos démocraties, on tente d’y instaurer une dose de participation citoyenne directe. C’est comme une transfusion sanguine pour sauver un organisme qu’on sait malade. Wilders, Trump, Johnson, Salvini, Francken, Le Pen. Partout en Occident, c’est la montée du populisme qui a dominé la décennie que nous quittons, à tel point que nous préférerions conserver notre balançoire et éviter la bascule. Et que ceux qui continueront à faire en 2020 de la politique sans rien changer nous paraîtront coupables d’aveuglement.

Et il n’y a pas que la politique. En 10 ans, la concentration du pouvoir financier, la destruction des économies nationales et du commerce traditionnel, la prise de décision par l’intermédiaire d’actionnaires lointains ou d’algorithmes sourds à d’autres réalités que celles du chiffre a connu un essor sans pareil. Le début de ce siècle, c’est peut-être bien 2008 et la crise des subprimes. Ou 2009 et la création d’Uber. Ou 1997 quand Amazon est introduite en bourse. On ne mesure pas encore à quel point cette économie dématérialisée a abîmé notre monde en moins de dix ans. L’entreprise de Jeff Bezos pèse aujourd’hui 238 milliards de chiffre d’affaires, avec un résultat net de plus de 10 milliards…. pour moins de 650 000 personnes employées. Elle ne tardera pas à rejoindre Wal-Mart (chiffre d’affaires de 500 milliards, bénéfice net de 14 milliards)… qui emploie quatre fois plus de monde. Et les emplois créés dans le secteur de la logistique sont loin de rivaliser en rémunération ou en qualité de vie avec ceux du commerce traditionnel. Il y a d’ailleurs quelque chose de très paradoxal à voir la jeunesse se mobiliser pour le climat… et commander ses smartphones en ligne, jetant du même coup des milliers de camions sur les routes et autant de travailleurs au chômage. Se battre contre les moteurs thermiques et prendre la mesure de la finitude des énergies fossiles ne garantit pas la conscience du vivre ensemble et de la nécessité de s’imposer un partage équitable des richesses.

Le climat, justement, fut aussi ces dernières années un grand sujet de préoccupation de ces dernières années et le sera encore. Il est particulièrement préoccupant de constater que quand la balançoire s’emballe, que les scientifiques prédisent une montée des températures accompagnée de cataclysme, qu’il suffit d’ouvrir les yeux pour voir la banquise fondre et les glaciers reculer, ceux qui se cramponnent à la balançoire ferment les yeux pour se balancer plus vite encore. C’est l’ivresse de l’insouciance sans doute. Celle qui permet de tituber lorsqu’on quitte, à regret, son jouet, pour le passer au suivant qui voudra se balancer plus vite encore. Sauf que le portique, la branche, les cordes, usées jusqu’à l’os, ne tiendront plus longtemps.

De cette décennie, nous retiendrons aussi l’affirmation des femmes occidentales. La moitié de l’humanité s’autorisait la mise sous tutelle de l’autre moitié. Le mouvement vers l’égalité des sexes fut lent et doit se poursuivre encore. Le droit de vote des femmes en Belgique remonte à 1948… un demi-siècle seulement, trois ou quatre petites générations. Pourtant les esprits éclairés (masculins) prétendaient avoir instauré le suffrage universel en 1919… L’égalité progresse donc, insuffisamment surement, mais elle progresse pour les salaires, l’accès aux fonctions, le droit à une vie sentimentale ou sexuelle désirée par l’individu et non soumise à une pression extérieure, qu’elle soit culturelle, familiale, économique. Notre siècle de ce point de vue décolle peut-être en 2017 quand l’affaire Weinstein entraîne la libération de la parole. On était loin dans les hôtels et bureaux d’Hollywood des hasards heureux de l’escarpolette de Fragonard, la balançoire des rapports hommes-femmes y avait pris un tour sordide, balancer les abuseurs était devenu nécessité, pas pour se faire justice soi-même mais pour appeler la justice à ouvrir les yeux.

C’est le propre de la balançoire : elle s’autorise parfois d’étonnants et regrettables retours en arrière. Elle nous donne parfois l’impression que ce mouvement de balancier, subtil et vain à la fois, n’est qu’un immobilisme déguisé. Et qu’en 2020, si l’on veut bien ne plus mesurer le temps sur 365 jours, mais sur une échelle un peu plus longue, 5 ans, 10 ans, 20 ans, pour faire un pas de recul, adopter un angle de vue plus large, et comprendre à quel point notre vieux monde ne peut se maintenir ou se contenter d’aménagements à la marge. C’est bien d’une bascule dont nous aurions besoin, pas d’un timide balancement. Parce qu’on ne peut se cramponner à une balançoire délirante et défectueuse sans prendre le risque de choir.