L’édito de Fabrice Grosfilley : inintelligence artificielle
Dans son édito de ce vendredi 8 décembre, Fabrice Grosfilley revient sur la vidéo du CD&V avec Jean-Luc Dehaene.
On pouvait le redouter et c’est finalement arrivé. L’intelligence artificielle, plus précisément son application au deepfake, vient de faire une entrée fracassante dans la communication politique. Cela ne se passe pas aux États-Unis (ou dans une contrée exotique), mais bien au Royaume de Belgique. Le très sérieux CD&V (parti social chrétien flamand), un des piliers historiques de la politique belge, a donc mis en ligne une vidéo où l’électeur est sermonné par Jean-Luc Dehaene lui-même. “La bête est de retour“, nous dit l’ancien premier ministre dont la voix reste immédiatement reconnaissable.
Que dit Jean-Luc “bulldozer” Dehaene dans cette vidéo ? Que le pays va être confronté à d’immenses défis en 2024, mais que c’était déjà le cas à son époque : “L’entrée dans l’euro et la réforme de l’État n’étaient pas du pipi de chat, mais nous avons également relevé ces défis, pas en travaillant à moitié, mais en faisant ce qui devait être fait, avec parfois un brin d’obstination et toujours dans le respect de l’électeur. Cela a fonctionné dans le passé et cela peut fonctionner aujourd’hui, parce que le respect ça marche”, nous déclare donc celui qui se présente lui-même comme un “guide expérimenté“ en fin de vidéo.
Je rappelle aux distraits que Jean-Luc Dehaene, qui fut premier ministre pendant sept ans entre 1992 et 1999, est décédé en 2014, il y a donc déjà neuf ans. Cette vidéo est le résultat d’effets spéciaux créés par l’intelligence artificielle. On a été recherché la voix et des images d’archives de l’ancien premier ministre pour le ressusciter et parler à l’oreille de l’électeur. On précisera que la famille de Jean-Luc Dehaene a vu la vidéo et donné son accord avant diffusion. Tom Dehaene, le fils de Jean-Luc, lui-même actif en politique, estime que le respect envers les électeurs est un message que son père a toujours défendu de son vivant et que, de toute façon, cette vidéo ne garantit pas le succès de la campagne électorale (on ne lui donnera pas tort).
Il n’empêche, cette vidéo créée un dangereux précédent. Faire parler les morts, c’est quand même très particulier. En ressuscitant Jean-Luc Dehaene, le CD&V franchit une limite à laquelle on ne s’attendait pas. On peut bien sûr espérer que personne ne soit dupe. Que tout le monde comprenne bien qu’on a affaire ici à un montage virtuel, mais il n’est pas exclu que cela provoque malgré tout un peu de confusion. Surtout, cela ouvre la voie à d’autres utilisations de cette technologie. Puisque le CD&V, parti respectable s’il en est, l’a fait, pourquoi d’autres formations politiques ne le feraient-elles pas ? Si on a convoqué Dehaene, pourquoi ne ferait-on pas parler Léopold 1er, le Roi Baudouin, Emile Vandervelde ou demain, Karl Marx, Che Guevarea, Jean Gol et le général de Gaulle ? Évoquer ces possibilités nous fait sourire, mais l’utilisation des deepfake en politique pourrait être encore plus pernicieuse. Avec ces technologies, vous pourriez demain faire dire à un adversaire des propos qu’il n’a jamais tenus. Salir des réputations, déstabiliser l’adversaire, et même si l’adversaire en question obtiendra ensuite rectification, réparation ou condamnation, le mal aura été fait, et la campagne électorale aura pu être truquée sur base d’une fausse vidéo.
On ne peut pas jouer avec la vérité. C’est tout le problème que pose cette fausse vidéo de Jean-Luc Dehaene. Le CD&V vient de mettre un pas du mauvais côté de la limite, en laissant croire que la vérité est une valeur relative. Non. Les médias, les journalistes, les partis politiques, les institutions dans leur ensemble, ont le devoir de garantir un débat qui repose sur des faits. La fantaisie, les fantasmes, la manipulation sont la nouvelle ligne de démarcation entre ceux qui défendent la démocratie et ceux qui la méprisent et sont prêts à tous instrumentaliser l’opinion. Manipuler l’électeur, même si c’est ici avec une grosse ficelle et un gros clin d’œil, c’est déjà lui manquer de respect.
Hier, le CD&V a donc raté sa communication deux fois. Premier ratage en nous faisant basculer dans l’ère de la post-vérité, ou plus rien n’est authentique, et où le discours des hommes et femmes politiques, déjà si souvent décrié, perd toute valeur. Deuxième ratage en jouant sur la nostalgie, et en convoquant un premier ministre que les plus jeunes des électeurs ont à peine connu. Ce clip prouve à quel point la nouvelle génération de leaders politiques doute elle-même de son propre crédit. Convoquer la figure d’un ancien, c’est prouver qu’on est soi-même bien incapable de toucher l’électeur. On doute que le parti sorte grandi de cette grande confusion où présent, passé, vérité, marketing publicitaire et campagne électorale forment une indigeste bouillabaisse. Et pour le dire très platement, être disruptif ne peut pas être une fin en soi. On n’est pas sûr que cette communication, forcément approuvée par Sammy Mahdi soit la meilleure idée qu’il ait jamais eue.
Fabrice Grosfilley