L’édito de Fabrice Grosfilley : les adieux de Joe Biden, façon lanceur d’alerte

Un Edito signé Fabrice Grosfilley. 

C’est un étrange dernier discours que Joe Biden aura prononcé la nuit dernière. Un discours éclipsé par l’annonce d’un accord entre le Hamas et Israël qui monopolisait l’attention des médias. Alors que le président américain sortant aurait pu mettre l’annonce de ce cessez-le-feu au cœur de ses propos pour s’en attribuer le succès et finir sur une note positive, c’est tout le contraire qui s’est produit. Certes, Joe Biden a salué ce cessez-le-feu. Il a précisé que ce résultat avait bien été obtenu par son administration, mais en collaboration avec des représentants du futur gouvernement de Donald Trump. Cependant, au final, c’est un discours sombre, pessimiste, empreint d’inquiétudes et de mises en garde que Joe Biden a prononcé.

Au centre de cette dernière intervention se trouvaient surtout des allusions à la personnalité de son successeur et à son entourage. “Aujourd’hui, une oligarchie prend forme en Amérique. L’ultra-richesse, la puissance et l’influence menacent concrètement notre démocratie, nos droits fondamentaux, nos libertés.” Le mot oligarchie n’est pas choisi au hasard. Il est habituellement utilisé pour désigner les ultra-riches qui ont bénéficié de la fin du régime communiste en URSS et qui soutiennent aujourd’hui Vladimir Poutine. La définition exacte de l’oligarchie est celle d’un régime politique dans lequel la souveraineté appartient à une classe restreinte et privilégiée : une forme de gouvernement où le pouvoir est détenu par un petit groupe issu de l’élite économique. L’emploi de ce terme sonne comme un avertissement : avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir et l’omniprésence d’Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, les États-Unis risquent de ne plus être tout à fait une démocratie au sens littéral du terme. Démos en grec signifie peuple. Si Donald Trump et Elon Musk exercent bien leur pouvoir au nom du peuple américain, l’élection ayant été parfaitement régulière, ce n’est peut-être pas demain en faveur du peuple américain qu’ils gouverneront, mais plutôt en fonction de leurs propres intérêts. Notamment au nom de leurs intérêts économiques, dans une grande soupe où les affaires publiques, les intérêts privés et l’idéologie libertarienne finissent par se mélanger.

À aucun moment, Joe Biden n’a cité les noms de Donald Trump ou d’Elon Musk. Par élégance, par diplomatie, ou peut-être pour respecter le choix des électeurs, sans doute. Mais l’allusion était transparente. Joe Biden n’a, par exemple, pas prononcé le nom du réseau social X (anciennement Twitter), mais il a mis en garde contre “l’avalanche de désinformation” sous laquelle ses concitoyens sont “ensevelis”, un phénomène qui risque de conduire à un “abus de pouvoir” et de menacer la liberté de la presse. Il a également dénoncé les “puissantes forces” qui s’opposent aux avancées en matière de lutte contre le changement climatique, “une menace existentielle qui n’a jamais été aussi pressante”, a-t-il affirmé, en citant les incendies en cours à Los Angeles ou l’ouragan qui a ravagé la Caroline du Nord à l’automne dernier.

Ce discours prononcé à la télévision — on verra dans les années à venir s’il entre ou non dans les livres d’histoire, si l’on en garde une trace, un souvenir. Ou s’il est, au contraire, enseveli sous le rouleau compresseur des informations et des polémiques qui se succèdent à un rythme effréné. On pourra toujours reprocher à Joe Biden de s’être réveillé trop tard face à ces dangers, d’avoir voulu faire la campagne de trop en ne se désistant pas assez tôt, compliquant la tâche de Kamala Harris. On pourra aussi retenir que, pour ses derniers mots, il a eu l’attitude d’un lanceur d’alerte. Avec une certaine clairvoyance bienvenue, mais aussi toute l’impuissance qui est propre aux lanceurs d’alerte. Joe Biden nous prévient d’un tsunami. C’est bien. Mais cela n’empêchera pas le tsunami de se produire.

Fabrice Grosfilley