L’édito de Fabrice Grosfilley : la victoire de Trump signe-t-elle la défaite de l’information ?

C’est donc une victoire large, sans appel, incontestable : 295 grands électeurs pour Donald Trump, 226 pour Kamala Harris, avec plus de 5 millions de voix d’écart. 72 millions d’Américains ont voté pour le candidat républicain, tandis qu’un peu moins de 68 millions ont choisi la candidate démocrate. En comparaison avec ce qui s’était passé il y a 4 ans en 2020, on observe que Donald Trump a vu son score légèrement s’éroder ; il avait alors obtenu 74 millions de voix, n’en perdant donc que 2 millions, malgré ses démêlés avec la justice. Kamala Harris, quant à elle, n’a pas réussi à conserver l’électorat qui avait porté Joe Biden à la présidence en 2020 ; à l’époque, le candidat démocrate avait obtenu 81 millions de suffrages. Il y a donc 13 millions d’électeurs en moins pour le camp démocrate en l’espace de 4 ans. Ce différentiel est impressionnant.

Est-ce parce que Kamala Harris est une femme, métisse, ce qui rebute certains électeurs ? Est-ce qu’elle est arrivée trop tard dans la campagne et manquait de notoriété ? Est-ce dû à sa ligne politique, jugée trop centriste ou trop à gauche selon les points de vue ? On pourrait aussi voir dans cette faible mobilisation des électeurs en sa faveur une forme de désaveu de Joe Biden et de son bilan, ou une mobilisation anti-Trump qui s’émousse. Elle était au plus haut il y a 4 ans, puis les Américains ont eu le temps d’oublier. Bref, plusieurs hypothèses sont possibles, et on pourrait les combiner ; les politologues prendront le temps d’analyser ces votes avant de tirer des conclusions hâtives.

“Nous devons accepter les résultats de cette élection”, a déclaré Kamala Harris dans un discours prononcé cette nuit. “Nous aiderons Donald Trump et son équipe dans la transition, et nous nous engageons à un transfert pacifique du pouvoir”, a-t-elle également promis. Joe Biden a aussi appelé Donald Trump pour le féliciter et l’inviter à la Maison-Blanche ; il devrait s’exprimer plus longuement aujourd’hui. “Ce n’est évidemment pas le résultat que nous espérions“, mais “vivre dans une démocratie, c’est reconnaître que notre point de vue ne l’emportera pas toujours“, a déclaré de son côté Barack Obama.

Ces petites phrases peuvent sembler banales et normales, mais elles soulignent une différence d’état d’esprit, une approche du débat public aux antipodes de la rhétorique du gagnant. D’un côté, un candidat républicain qui manie l’injure et l’insulte, et qui annonçait à l’avance qu’il ne reconnaîtrait pas les résultats de l’élection s’ils lui étaient défavorables. De l’autre, des leaders démocrates qui reconnaissent leur défaite et prennent soin de faire baisser la tension et de garantir une transition pacifique. Cette différence de style est saisissante, tout le monde peut la voir. Et pourtant, pour les électeurs américains, cela n’a pas été une raison suffisante pour se détourner de Donald Trump ou pour voter Kamala Harris.

Vu d’Europe, nous sous-estimons sans doute un enracinement très profond des valeurs conservatrices dans la société américaine. L’idée que l’Amérique doit d’abord s’occuper d’elle-même, que la liberté individuelle prime sur les projets collectifs, que l’économie est prioritaire sur tout le reste, et que l’intervention de l’État doit être limitée au strict minimum, est ancrée. C’est sur ces idées-là, parfois poussées à l’extrême, que le camp républicain l’emporte. Des idées qui ne sont pas nouvelles : elles existaient déjà à l’époque de Franklin Roosevelt, quand une partie des Américains s’opposaient à l’entrée en guerre des États-Unis. Il a fallu l’attaque de Pearl Harbor pour que ce président démocrate puisse convaincre son pays d’entrer en guerre contre les nazis et change la face de l’Histoire. On rappellera qu’en plus de l’entrée en guerre, Roosevelt fut l’artisan du New Deal, une politique de relance par l’intervention de l’État, qui reste aujourd’hui encore très contestée par les milieux républicains. Si Donald Trump reste fidèle à ses engagements de campagne, on peut donc s’attendre à une politique isolationniste et à un désintérêt certain pour des enjeux qui ne seraient pas directement liés à l’économie des États-Unis.

En tant que journaliste, il y a encore un élément que j’aimerais souligner dans la victoire de Donald Trump : le rôle joué par les différents canaux d’information. J’ai été très surpris ces dernières semaines, chaque fois que j’ouvrais l’application X, anciennement Twitter, d’être inondé de messages d’Elon Musk, le propriétaire de ce réseau, qui faisait ouvertement la promotion de la candidature de Trump. Un, deux, cinq, dix messages par jour. Cette campagne promotionnelle n’y allait pas de main morte. Twitter, qui se voulait à l’origine une plateforme ouverte et participative pour démocratiser l’information à son lancement, est devenu aujourd’hui, par son algorithme, un outil de propagande, une caisse de résonance pour les théories complotistes et les fake news, et un instrument de guérilla culturelle abondamment utilisé par l’extrême droite. Donald Trump et d’autres hommes politiques de la même trempe peuvent donc compter sur ces canaux pour amplifier leurs propos.

Il est frappant de constater que de nombreux populistes dans le monde entier utilisent ces réseaux sociaux tout en décriant les médias traditionnels. Mais qu’est-ce qu’un média traditionnel ? C’est un média qui fabrique de l’information, la vérifie et organise un débat où des points de vue contradictoires peuvent s’exprimer. Un travail que tous les médias ne font pas. Par exemple, certaines chaînes d’information, ou celles qui se présentent comme telles, ne font en réalité que commenter l’information, car produire de l’information coûte cher : il faut des enquêtes, des reportages, aussi bien au coin de la rue qu’à l’autre bout du monde. Les journaux télévisés, qui il y a encore 30 ans étaient le modèle dominant, sont devenus peu à peu moins influents, et ne résument plus à eux seuls la complexité du débat public. La multiplication des canaux, l’individualisation de l’information que l’on reçoit sur son smartphone, le lien direct entre émetteurs et récepteurs (partis et électeurs), sans que les journalistes ne vérifient ce qui se dit ni n’arbitrent le débat entre le vrai, le faux et le discutable, ainsi que la place grandissante accordée à l’émotion, qui prime sur les faits et la vérité, ont considérablement modifié le cadre du débat. Derrière le succès de candidats comme Donald Trump, il y a aussi, quelque part, la défaite de l’information.

Fabrice Grosfilley 

Partager l'article

07 novembre 2024 - 10h16
Modifié le 07 novembre 2024 - 10h16