L’édito de Fabrice Grosfilley : le choix rédactionnel

Comment garder le cap dans le tourbillon de l’info ? Face au tsunami de (mauvaises) nouvelles qui nous assaillent jour après jour, comment distinguer l’essentiel de l’accessoire ? Comment donner chaque jour la place qu’elles méritent aux informations importantes, comment suivre les dossiers que nous avons nous-mêmes contribué à mettre sur le devant de la scène, comment ne pas sans cesse papillonner, passer d’une info à une autre, dans un mouvement de fuite vers l’infini où un gros titre remplace le précédent ? Cette question de la hiérarchie de l’info forme le quotidien de la pratique professionnelle des journalistes. Ce matin encore, en préparant notre matinale Bonjour Bruxelles, nous nous sommes donc posé la question du choix des informations à traiter : ce qui était indispensable à vous relater, ce qui l’était moins et que l’on pouvait laisser de côté ; ce qui était vraiment neuf, ce qui ne l’était pas ; ce qui nous paraissait significatif parce que susceptible d’avoir un impact sur votre quotidien, ou parce que cela éclairait le fonctionnement de notre société, ou encore parce que cela aurait des conséquences sur la gestion économique ou politique de la cité dans les prochaines semaines ou les prochains mois.

Fallait-il, par exemple, vous parler ce matin d’un féminicide commis à Evere ? En soi, c’est un fait divers, on pourrait s’en passer. Mais ce serait aussi passer sous silence les violences faites aux femmes, une réalité que nous estimons à BX1 devoir dénoncer. Fallait-il mettre plutôt l’accent sur la déception des syndicats d’Audi Forest qui ont rencontré le gouvernement fédéral ? Nous avons eu confirmation hier que la piste d’un repreneur belge, qui pourrait garder 1 500 emplois sur les 3 000, était toujours à l’étude, alors qu’on la qualifiait de non-viable il y a quelques jours. Une délégation du groupe Audi avait quand même fait le déplacement pour rencontrer le Premier ministre fédéral, mais c’était une rencontre séparée, sans les syndicats. Pour le reste, il n’est pas sorti grand-chose de cette rencontre, si ce n’est un appel assez convenu du Premier ministre Alexander De Croo à ce que “les deux parties (patronat et syndicats) développent un plan à court terme qui donne aux gens une perspective sur l’avenir”.

Faudrait-il, au contraire, s’arrêter sur une enquête de Pauline Deglume dans le journal L’Echo qui a eu accès aux réponses des administrations et organismes autonomes bruxellois à la demande du ministre du Budget du gouvernement sortant, Sven Gatz, qui souhaite que tous ces organismes, comme la STIB ou Hub Bruxelles, dégagent des pistes permettant de faire 10 % d’économies sur le budget. La plupart des organismes ont répondu que cela leur paraissait peu envisageable, et qu’une telle réduction des budgets ne serait pas sans conséquences sur la qualité des services rendus aux citoyens. Cela laisse entrevoir des décisions douloureuses si l’on veut réduire le déficit de la région bruxelloise dans les années à venir. Ou fallait-il ce matin refaire le point sur les violentes pluies de cette nuit dues à la tempête Kirk, et sur les interventions des pompiers, appelés à déboucher des avaloirs pour éviter des inondations ?

Ces interrogations sur l’actualité bruxelloise, nous pouvons aussi les avoir sur l’actualité internationale. Qu’est-ce qui est le plus important ce jeudi matin ? Revenir sur les bombardements de ces dernières heures au Liban ? Ne pas passer sous silence les bilans meurtriers, quitte à paraître entrer dans un feuilleton où nous égrènerions chaque jour le nombre de morts ? Ne pas le faire, au contraire, serait-ce oublier les victimes, leur manquer de respect, et ne pas dire, au final, l’horreur de la guerre ? Fallait-il plutôt parler de la situation au Proche-Orient en décortiquant les déclarations diplomatiques des uns et des autres ? Revenir sur la conversation téléphonique d’hier entre Joe Biden et Benjamin Netanyahu ? Le président américain a indiqué avoir demandé au Premier ministre israélien de “réduire au maximum l’impact sur les civils” des opérations en cours au Liban, en particulier à Beyrouth, tout en “affirmant le droit d’Israël à protéger ses citoyens du Hezbollah.” Faut-il mentionner un ordre d’évacuation lancé par l’armée israélienne dans le nord de Gaza, ou la dénonciation d’une crise humanitaire catastrophique, pour reprendre les propos de hauts responsables des Nations Unies ? Devons-nous aussi être attentifs à ce qui se passe en Ukraine, où le conflit a tendance à passer sous les radars ces dernières semaines, parce qu’une guerre chasse l’autre, et que, lorsque l’attention médiatique se déplace, la pression diplomatique diminue ? La preuve : l’aide donnée à l’Ukraine risque de chuter de moitié l’année prochaine, annonce ce matin un institut allemand. Ou faut-il plutôt mettre dans nos bulletins l’accent sur l’ouragan Milton qui frappe les États-Unis ? Parce qu’un ouragan, ça ne fait pas de politique, c’est purement factuel et simple à comprendre.

On peut encore ajouter ce matin dans l’actualité la mort de Ratan Tata, le dirigeant du groupe Tata, le plus grand conglomérat indien, qui a contribué à faire de l’Inde un acteur majeur de la mondialisation de l’économie ; un match des Diables Rouges ce soir à Rome ; ou les obsèques de l’acteur Michel Blanc. Que doit-on développer ? Quelles sont les informations que l’on peut donner en bref, celles que l’on peut passer sous silence ? Choisir, c’est renoncer, et un journal radio, c’est 10 minutes, pas 25. Si je lève ce matin un coin du voile sur nos dilemmes, nos interrogations, nos doutes, les débats que nous avons en conférence de rédaction, c’est aussi pour répondre à ceux qui, sur les réseaux sociaux, nous accusent parfois d’être de parti-pris, de ne pas parler de ceci ou de minimiser cela. Il n’y a pas de science exacte dans notre métier. Chaque média, face à de multiples alternatives, pourra poser des choix différents. Mais il y a une chose qui serait pire que les erreurs ou les choix imparfaits posés par une rédaction : ce serait de confier ce choix à l’intelligence artificielle ou à l’algorithme des réseaux sociaux. Il vaudra toujours mieux faire confiance au jugement d’un cerveau humain qu’à une machine qui, on peut en être sûr, n’aura aucun état d’âme, aucun scrupule moral, et aucune émotion lorsqu’elle devra choisir entre deux informations.

Fabrice Grosfilley