L’édito de Fabrice Grosfilley : notre démocratie, victime collatérale du Covid-19 ?
Notre système démocratique a-t-il été mis à mal par la période du Covid-19 ? Oui, si l’on en croit la professeure de droit constitutionnel Anne-Emmanuelle Bourgaux qui a pris le temps de revenir sur cette période dans un petit livre d’analyse qui parait ces jours-ci aux éditions de l’Université Libre de Bruxelles. Pendant deux ans, à coup de Conseils de Sécurité et de Codeco (acronyme pour désigner le Comité de concertation), les autorités politiques ont dû faire face à une situation épidémique exceptionnelle. Pendant deux ans, la réponse des autorités a consisté, notamment, à limiter une partie de nos libertés fondamentales. Le droit de se déplacer, de se réunir, d’aller travailler, d’avoir des loisirs, d’avoir accès à l’enseignement, de se retrouver en famille ou entre amis : toutes ces libertés ont été, à un moment ou à un autre, limitées, encadrées, conditionnées par des tests ou une preuve de vaccination.
Dans son ouvrage, Anne-Emmanuelle Bourgaux ne remet pas en cause le bien-fondé de ces mesures d’exception. Elle n’est pas médecin, elle est juriste. Elle s’interroge en revanche sur la manière dont ces décisions ont été prises, et surtout sur leur conformité avec les règles de notre État de droit. Et il n’y a pas beaucoup de suspense : pendant deux ans, nos gouvernements ont pris beaucoup de liberté avec nos libertés. Ils ont voulu aller vite et être efficace. Au nom de cette vitesse et de cette efficacité, ils ont tordu le bras à certaines règles qu’on ne devrait pas oublier lorsqu’on est en démocratie.
Il y a de nombreux exemples épinglés dans cet ouvrage. Cela va d’une loi (adoptée en 2007) qui permet d’imposer le couvre-feu ou le confinement des citoyens à leur domicile, une loi censée être réservée à des situations exceptionnelles strictement limitées dans le temps et à un territoire précis qu’on étend à toute la population pour une longue période. Un Covid Safe Ticket dont on fait ratifier le principe par les parlements alors qu’on ne sait pas encore quelles seront les conditions pour l’obtenir ni l’utilisation qu’on en fera. On le présente d’abord comme expérimental pour assister à Tomorrowland ou à un Grand Prix de Formule 1, il deviendra finalement obligatoire pour aller au café. La définition d’un évènement de masse, qui passera de 3 000 à 50 personnes. Des règles qui ne sont pas les mêmes à Bruxelles, en Wallonie ou en Flandre et ajoutent de la difficulté de compréhension. Une législation plus sévère à Bruxelles qu’en Communauté germanophone. Un Comité de Concertation qui n’a légalement aucune compétence pour légiférer. Des décisions lancées par le fédéral, mais appliquées par les Régions ou les communes. Des sanctions administratives qui se confondent avec des sanctions pénales sans base juridique solide. Et une kyrielle de décisions que les juges les plus courageux finiront par trouver insuffisamment motivées. La liste est longue d’anomalies propres à faire se racler la gorge aux professeurs de droits et à susciter le débat parmi leurs étudiants.
Les constats ne sont pas nouveaux. Qu’une professeure de droit constitutionnel en fasse l’inventaire est un signal. La question du droit, ce n’est pas qu’un débat de juriste. Derrière la question de la légalité se cache la garantie pour chaque citoyen d’être traité équitablement même quand ses intérêts personnels vont à l’encontre de l’intérêt collectif. L’équilibre des pouvoirs et leur indépendance est ce qui nous différencie du pouvoir autoritaire type monarchie absolue, celle de l’ancien régime ou des états théocratiques du monde contemporain.
S’il est important d’y revenir, c’est surtout pour servir d’avertissement. En quelques mois, quelques jours, dans un contexte de crise, notre système politique a été capable de s’affranchir de tous les garde-fous et de tous les contre-pouvoirs qui font que notre État démocratique n’est pas un État totalitaire. En se privant de tout débat au Parlement, alors que ce sont les parlementaires qui représentent le citoyen et lui rendent des comptes, en décidant de gouverner à coup d’arrêtés et non par des lois dument débattues, en exigeant qu’une décision prise un jour soit applicable le lendemain, le politique a franchi plus d’un feu rouge. On ne peut pas permettre que face à un péril quel qu’il soit, les libertés fondamentales puissent être mises aussi facilement placées entre parenthèses. “Pointer ces dérives n’est pas une affaire de pudibonderie”, écrit la constitutionnaliste. Aujourd’hui que nous avons repris une vie normale, il est sans doute temps de pouvoir y réfléchir.
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Fabrice Grosfilley