Rue de la Loi : comment le PS est entré en négociation avec la N-VA (épisode 1)

Ce fut longtemps un refus catégorique, une provocation, limite un tabou : non, le Parti Socialiste ne négocierait pas avec la N-VA. Rudi Demotte et Geert Bourgeois l’avaient même acté dès le mois de novembre 2019 : “les divergences de fond entre le PS et la N-VA sont telles qu’il n’est pas possible de passer à une phase ultérieure impliquant ces deux partis” avaient-il écrit en conclusion de leur mission. Bart De Wever comme Paul Magnette, dans leur expression publique, abondaient. Au mois de juin, encore, Paul Magnette évoquait “une addition de contraires qui s’annulent”.

Un mois plus tard pourtant, Paul Magnette indiquait sur LN24 qu’il était prêt à négocier avec Bart De Wever. Le 20 juillet les présidents du PS et de la N-VA acceptaient une mission conjointe. Pas une initiative partisane destinée à occuper le terrain quelques jours avant de passer le relais (ou la patate chaude) au suivant, non une véritable mission royale comme on ne l’attendait plus, prolongée le 8 août, et qui ravalerait toutes les missions précédentes au rang de travail d’amateur, de série B ou d’opérettes destinées à passer le temps, tant cette mission-ci fait de figure de première tentative sérieuse de former un gouvernement. C’est qu’on en a entendu des appels des autres formations politiques à ce que PS et N-VA prennent leurs responsabilité, osent se parler, se montrent à la hauteur des enjeux. Ceux qui lançaient ces formules sont aujourd’hui menacés de se retrouver sur le banc de touche, comme abasourdis par la surprise qu’ils appelaient de leurs voeux : oui Bart De Wever et Paul Magnette ont pris les commandes. Et ils ne font pas semblant. Mieux, ils se posent en patrons. Comment expliquer ce retournement de situation ? C’est ce que nous allons tenter d’expliquer.

Depuis le début il existait au sein du Parti Socialiste une frange de ténors favorables à ce dialogue. Ils ne s’expriment pas trop dans les premiers mois, tout le monde sait qu’il faut un peu laisser retomber la pression après une élection. Mais ils prennent progressivement la parole en interne. Des exposés en bureau de parti, des plaidoyers en G9, ce groupe restreint qui pilotait jadis le parti, mais qui compte aujourd’hui tellement de membres que Paul Magnette a lancé un autre groupe plus réduit pour y mener les vrais débats de fond. C’est un travail de persuasion, sans cesse recommencé, pour convaincre les cadres et les militants, qui continuent en parallèle d’être chauffés à blanc par les expressions publiques qui vont en sens inverse. C’est Elio Di Rupo, d’abord,  qui prend la parole pour expliquer que le PS est un parti de gouvernement, qu’il y a plus à gagner qu’à perdre à se mouiller la chemise, que l’heure est trop grave pour laisser le pays aux mains des nationalistes et des partis de droite. Puis Rudy Demotte, Pierre-Yves Dermagne, André Flahaut, Willy Demeyer et d’autres encore développent des discours semblables. La crise sanitaire arrive, leurs appels gagnent en intensité, on sent l’urgence. Paul Magnette tente une première approche avec la N-VA, mais la base bruxelloise se cabre, Ahmed Laoueej fait publiquement savoir son opposition, le parti est au bord de l’affrontement, le président du PS renonce in-extremis et fait volte face. Le 15 mars, en direct sur RTL TVI, il propose de soutenir le gouvernement Wilmès de l’extérieur, Jean-Marc Nollet apporte le soutien d’Ecolo, Georges-Louis Bouchez accepte, les partis flamands sont mis devant le fait accompli, c’est l’épisode des pouvoirs spéciaux. Bart De Wever est furieux, le CD&V qui aura tout fait pour le rappeler dans la majorité l’est davantage encore. On repart à zéro.

Début juin, Paul Magnette est en tandem avec Conner Rousseau. Les deux socialistes tentent de faire passer l’idée qu’un gouvernement avec la N-VA n’est pas possible et proposent la formation d’un gouvernement minoritaire.  Une tripartite classique, qui devrait compter sur un coup de pouce des verts pour son installation. Les deux socialistes suggèrent de passer le relais à Sophie Wilmès pour la laisser conclure. Mais ni le CD&V ni l’Open VLD ne veulent se passer de la N-VA. Georges-Louis Bouchez ne le souhaite pas vraiment non plus, lui qui plaide pour un gouvernement stable. Dans les rangs socialistes on lui prête surtout l’intention de laisser la situation en l’état, puisqu’elle lui permet de conserver 7 postes de ministres, dont le prestigieux 16 rue de la Loi qui lui confère influence et visibilité. On ne saura même pas ce qui figurait dans le rapport Rousseau-Magnette transmis à la seule Sophie Wilmès : leur scénario est recalé. Egbert Lachaert,  Joachim Coens et Georges-Louis Bouchez entrent en piste. Trois présidents de partis qui travaillent ensemble, cela commence à devenir sérieux. La presse flamande leur trouve un surnom : les rois mages. Les trois s’imaginent faiseurs de roi. Et c’est là, que pour le parti socialiste, les choses commencent à devenir sérieuses.

Les rois mages ne traînent pas, et ne sont pas loin de réussir un petit miracle : mettre autour d’une table 6 partis capables de former une majorité. Leur socle de départ est la coalition suédoise (N-VA incluse parce qu’on n’a pas le luxe de se montrer rancunier), à laquelle ils ajoutent un parti néerlandophone (le SP-A) et une formation francophone (le CDH) pour obtenir un total de 77 sièges (la majorité est à 76). Et surprise, ça passe. Ou presque. Les socialistes flamands acceptent de se laisser courtiser “on est pas mariés avec le PS” lance froidement leur cheffe de groupe au parlement flamand sur Bel RTL le 8 juillet. Pour le PS, c’est le coup de semonce qui va tout déclencher : les socialistes francophones comprennent que leur parti frère est prêt à monter au fédéral sans eux. Ils sont en train d’être marginalisés, et les rois mages préparent déjà la galette. Un ténor raconte :”On avait tout essayé. C’était soit la N-VA, soit l’opposition. Il a fallu expliquer à ceux qui croyaient qu’on pourrait aller aux élections et tenter d’en sortir gagnants que ce ne serait pas le cas parce que le MR avait la capacité d’empêcher un retour aux urnes. S’ils partaient sans nous, ce serait probablement avec un deal pour deux législatures, soit 15 ans d’opposition au total”.  Derrière la stratégie il y a aussi la possibilité d’appliquer son programme, ou une partie de celui-ci dans un contexte post-covid qui change la donne. Comme l’explique cet ancien ministre “accepter de discuter, c’est empêcher la droite d’appliquer son programme et pouvoir opter pour une politique keynésienne grâce aux moyens débloqués par l’Union Européenne. L’Europe levait le carcan budgétaire et on allait se retrouver sur la touche”, ce qu’un autre traduit ainsi “si on arrive à un accord on aura une politique de relance sociale-démocrate. C’est plus facile de s’entendre avec la N-VA sur ces questions-là qu’avec le MR et l’Open VLD. Bref, la situation semble mûre “plus le temps passe, plus la population a besoin de réponses à des problèmes concrets et pas des positions de principes.” Ajoutez la saga des masques qui ternit l’image du gouvernement Wilmès et des relations qui se tendent un peu plus à chaque super-kern, et une détestation grandissante, réelle ou feinte, du président du MR et de son omniprésence médiatique, l’heure du grand virage a sonné.

C’est le 13 juillet que le PS bascule formellement. Ce lundi-là, il y a bureau de parti. Les réunions préparatoires ont donné le ton dans les jours précédents : les participationnistes sont désormais nettement majoritaires. “On ne peut pas continuer à refuser d’entendre ce que nous disent les partis flamands. Open VLD,  CD&V et même SP-A nous demandent de discuter avec la N-VA” plaide un mandataire wallon qui veut avoir l’espoir qu’en cas de réussite, cela ancrera la N-VA dans le champ démocratique. “Il y a un peu de tout à la N-VA, des mandataires qui veulent en faire un grand parti sérieux, avec un centre d’étude, avec qui on peut discuter, et des populistes qui sont en train de retourner au Vlaams Belang”. Ce jour-là les pragmatiques comme les régionalistes qui ont senti qu’avec les nationalistes flamands il y a un coup à jouer pour donner plus de poids aux Régions, donnent donc de la voix. Un participant raconte : “Quand on a entendu Demeyer et Daerden prendre la parole pour aller dans le même sens, c’était un signal fort”. Frédéric Daerden s’étaient en effet montré discret jusqu’à présent. Un Liégeois confirme “la fédération était unanime et on l’a fait savoir au bureau“. Ce jour-là, les Bruxellois ne monteront pas au créneau (“ils font beaucoup de bruit mais ils ne pèsent quand même pas si lourd” assassine un Wallon). La voie est donc libre pour Paul Magnette.

Le 14 juillet, le président du Parti Socialiste est sur LN24. C’est une émission du soir, pas une tribune extraordinaire, l’audience est faible, mais Paul Magnette offre son premier vrai scoop à la nouvelle chaîne info. C’est la fête nationale française,  et en Belgique le président du PS tire une série de fusées qui vont illuminer le ciel des négociations. “On peut envisager de gouverner avec la N-VA. Ce qui compte, c’est le contenu “. La petite phrase sera reprise en boucle dans tous les médias. Et le leader socialiste de dérouler son plaidoyer : “on a par essence le sens des responsabilités. On n’est pas là juste pour protester, ce qui nous distingue d’autres partis à gauche. On est là pour faire des propositions et une fois qu’on les a faites, on se bat. On a peut-être les mains sales mais au moins on a des mains, au moins on se bat pour changer la vie des gens. Par essence, on ne va jamais faire le choix de l’opposition”. 

Dans les jours qui suivent, les Etats-majors s’attachent à jauger la profondeur de la petite phrase. Est-ce qu’on ne sur-interprète pas une déclaration anodine ? La réponse est non, le virage est réel. Le SP-A enregistre et rentre dans le rang. L’Arizona n’est plus qu’un Etat américain et pas autre chose, les rois mages sentent que le centre de gravité s’est déplacé, ils rendent leur tablier le 19 juillet en tentant une ultime manœuvre : que PS et  N-VA viennent leur faire rapport. Bart De Wever et Paul Magnette n’auront même pas à répondre : le roi Philippe les appelle au palais et les nomme officiellement chargés de mission.

Une enquête de Fabrice Grosfilley