L’éditorial de Fabrice Grosfilley : les gouttelettes de l’info

Comment informer correctement sur le Proche-Orient, mais aussi sur l’EVRAS, sur la Covid-19, sur Good Move, sur l’abatage rituel, le port du foulard, la place des cyclistes dans le trafic, l’envoi de F16 vers l’Ukraine, le démontage du palais du Midi, le financement du métro 3 ou même les perspectives budgétaires de la région Bruxelloise ? Comment faire en sorte que les bases du débat soient fiables ? Qu’on fasse la distinction entre des faits, l’émotion que ces faits provoquent et l’expression des convictions, qui dans une démocratie se doivent d’être plurielles ? Cette question nous taraude beaucoup au sein de la profession des journalistes. En tout cas elle me taraude beaucoup, moi qui suis un journaliste d’un certain âge. J’ai commencé ma carrière alors qu’internet et le GSM n’existaient pas encore, et journaliste attaché à une certaine idée du rôle de l’information dans les médias : notre métier est de dire le vrai, de faire la distinction entre la vérité des faits, et la manière parfois très étrange dont on les relate.

Demain il y aura 7 jours que le Hamas a lancé une offensive sans précédent sur Israël, tuant sauvagement plusieurs centaines d’israéliens. C’est un fait. Et cette opération relève clairement d’une logique terroriste, l’usage de la violence pour atteindre un but politique, c’est aussi un fait. Depuis plusieurs jours les bombardements israéliens ont de leur coté fait énormément de dégâts. Ces bombardements touchent des infrastructures civiles comme des hôpitaux et des écoles, c’est un autre fait. Il y a eu dans ces bombardements des centaines de victimes civiles, c’est toujours un fait. Quand on cible des civils l’action relève de la définition du crime de guerre, c’est toujours un fait. Le Haut-Commissariat aux droit de l’homme des  Nations Unies a publié dès mardi un communiqué estimant que des crimes de guerre avaient été commis aussi bien par le Hamas que par Tsahal (l’armée israélienne), c’est toujours un fait.

Le problème auquel nous faisons face aujourd’hui est le suivant :  ces faits sont triés , interprétés, hiérarchisés suivant le système de valeurs qui est le nôtre. Nous prenons les faits qui nous arrangent, nous les comprenons à notre manière, nous négligeons ou contestons ceux qui contrarient notre lecture des évènements. Nous les relativisons. C’est le fameux “oui mais”. Le Hamas a commis des atrocités samedi en Israël. “Oui mais Israël opprime les Palestiniens depuis des décennies.” Les bombardements de l’armée israélienne ont déjà  fait 1500 morts à Gaza. “Oui mais il fallait répondre à une attaque du Hamas et les terroristes sont à Gaza.” Le “oui mais” nous empêche de prendre du recul, de voir la situation dans son ensemble, de s’extirper de nos passions et nos partis-pris. Cette tendance à interpréter les faits est encore renforcée quand on tente de s’informer sur les réseaux sociaux. On ne compte plus les photos, les vidéos, les témoignages qui sont sortis de leur contexte depuis une semaine. Des images de blessés, qui parfois datent d’une autre époque, ou à qui on fait dire d’autre chose que le contexte dans lequel elles ont été initialement prises . Des images d’otages ou des sévices insoutenables qui leur ont été imposés qui sont destinées à nous impressionner. Et surtout des discours qui appellent à la mobilisation, qui justifient d’autres violences et parfois même appellent ouvertement à la vengeance.

Derrière tout conflit il existe une bataille de communication. Une guerre d’image. De la propagande. Des opérations d’influence.  Journalistes, nous ne faisons  pas partie de cette guerre-là. Nous n’avons pas à y participer. Mais il y a un autre front auquel nous faisons face, tout aussi préoccupant. C’est le front de l’information. C’est notre capacité à encore dire le vrai face à la perte d’influence des médias traditionnels et à la montée en puissance des réseaux sociaux. Si vous vous informez sur les réseaux sociaux (si vous lisez ce texte c’est forcément le cas, au moins en partie) il y a de fortes chances que vous n’y fassiez plus vraiment la différence entre l’information et la communication, et que votre vision des choses se limite à un seul de point de vue. Que les passions l’emportent sur la raison. C’est un enjeu fondamental. L’information est aujourd’hui atomisée, ce n’est plus le gros bloc qui se voulait exhaustif du JT ou du quotidien d’autrefois qui s’imposaient de répercuter la diversité des points de vue. Il ne nous parvient le plus souvent que des parcelles d’information, des gouttelettes. Si on se contente de ces gouttelettes, on ne peut pas comprendre et encore moins juger avec discernement.  La gouttelette est rarement constituée d’eau cristalline. Quand on ne veut plus payer pour acheter un journal, quand on ne veut plus regarder ou écouter un journal fait par des professionnels respectant une déontologie exigeante, quand on se contente des réseaux sociaux ou de ce que le voisin raconte, la gouttelette aura le parfum que lui auront donné des personnes pas toujours bien intentionnées. Sur le long terme on peut s’empoisonner avec des gouttelettes. C’est vrai pour l’information relative au Proche -Orient, mais aussi sur l’EVRAS, sur la Covid-19, sur Good Move, le métro et tout ce dont nous avons à débattre. Et c’est particulièrement inquiétant quand on veut vivre en démocratie.