L’édito de Fabrice Grosfilley : pour le PS et le MR, en 2024, c’est vaincre ou périr

Fabrice Grosfilley - Photo Couverture

Ce fut donc un premier mai grave et sérieux, potentiellement basculant du point de vue des autres, primordial et vital du point de vue des autres, marquant et mémorable de l’avis de tout le monde. Pas qu’on donne d’habitude dans la futilité les autres années. Mais parce que, comme on le pressentait dans un éditorial précédent, les propositions de Conner Rousseau ont été au centre des débats. Et qu’il ne s’agissait plus du coup de marquer l’opinion par ses propres propositions, ses petites phrases, sa formule choc qui sent bon le muguet. Mais qu’il fallait se positionner pour ou contre la proposition du président de Vooruit. Se ranger derrière lui, ou à ses côtés. Se dresser en face de lui pour lui faire barrage. Tous les discours de la fête du travail ont finalement été ramenés à cette dimension : qui soutenait ou ne soutenait pas l’idée de couper les allocations de chômage à un·e demandeur·euse d’emploi qui refuserait un “job de base” (en clair, un emploi subsidié dans le secteur public ou parapublic, type ASBL ou collectivité locale) après deux ans d’inactivité. On a déjà dit et écrit beaucoup de choses sur cet épisode chez les confrères ou parmi les commentateurs. On a sans doute conclu un peu vite à un isolement du PS et à l’entérinement de la proposition Rousseau, comme si elle était désormais intégrée à la feuille de route gouvernementale. C’est aller un peu vite en besogne, et  il y a bien d’autres conséquences à épingler de la séquence que nous venons de vivre. Je vous propose une petite liste non-exhaustive, comme autant de pistes de réflexions que nous aurons encore bien le temps d’approfondir d’ici un an (en théorie).

1. Conner Rousseau, le social-démocrate compatible avec la droite

Moderniser et désenclaver. Depuis son accession à la tête du parti socialiste flamand, Conner Rousseau suit une feuille de route assez simple et il a le mérite de la cohérence. En transformant le sp.a en Vooruit, ce jeune juriste a pris ses distances avec le socialisme historique. Celui qui fut le conseiller communication de John Crombez et Freya Vandenbosche a tourné le dos aux traditions syndicales et ouvrières pour embrasser une vision hype et fun de la politique. La com’ est au centre du jeu, la conquête d’un nouvel électorat, le crédo central, la volonté de coller à l’air du temps implique l’acception du monde d’aujourd’hui, de TikTok aux flexi-jobs, en passant par la nouvelle économie ou une vision très conservatrice du noyau familial de base. Conner Rousseau a le côté hype du gars qui va faire ses études à Bruxelles ou Anvers, fréquente la rue Dansaert ou la ModeNatie, mais aussi le fond conservateur du même petit gars qui rentre le week-end à Saint-Nicolas et passe son week-end à bingewatcher les programmes de VTM et de Q-Music. Traduit en termes programmatiques : envoyer quelques signaux aux progressistes pour signifier qu’on fait partie de leur camp, mais se montrer beaucoup plus insistant à destination des conservateurs de Flandre pour leur monter qu’on est comme eux : pas à l’aise à Molenbeek, pas trop copain avec les socialistes francophones (auxquels on loue quand même un petit appartement boulevard de l’Empereur parce que c’est bien pratique), pas tendre avec les Wallons (on ne parle d’ailleurs pas français), pas trop progressiste sur les questions de société. Conner Rousseau, c’est le gars qui pour se faire accepter par sa belle famille a décidé de ne plus porter que des pulls moutardes et pantalons framboises parce que dans ce milieu-là, on s’habille comme cela. Et la belle-famille qu’on courtise ici, vous l’avez compris, c’est bien entendu la N-VA. Rousseau a ramené Vooruit dans la majorité fédérale, sa prochaine étape est de remonter aussi dans la majorité régionale flamande.

2. Paul Magnette dans un relatif isolement

De très nombreux analystes ont souligné à quel point les déclarations de Conner Rousseau entrainent un isolement du PS francophone sur la question du chômage de longue durée. Isolement confirmé en creux par les déclarations martiales d’Ahmed Laaouej sur La Première, sur le mode “n’oubliez pas que le PS est le premier parti de la coalition” (et on notera au passage que si le chef de groupe ne porte pas son président de parti dans son cœur qui saigne, et inversement, le premier n’hésite jamais longtemps lorsqu’il doit prendre la défense du second, c’est la logique du parti d’abord). À en lire la presse ce serait désormais du 4 contre 1 (Open VLD, MR, Cd&V et donc Vooruit face au seul PS). La messe serait dite et l’extinction du chômage après 2 ans inscrite dans les astres. Tempérons cette lecture : cette réforme n’est effectivement pas dans l’accord de gouvernement et on ne doit pas oublier la présence de Groen et surtout d’Ecolo dans la majorité Vivaldi. Même si les Verts avaient d’autres chats à fouetter ce week-end (avec la désignation d’une nouvelle secrétaire d’État pour remplacer la démissionnaire Sarah Schlitz), les écologistes francophones sont à priori sur la même position que le PS. Reste à voir jusqu’à quel point ils se mouilleront pour défendre un acquis qui n’est pas toujours plébisicité dans l’électorat des classes moyennes. La question risque malgré tout de revenir après le prochain scrutin. Pour le PS, ce sera à double tranchant : défendre les droits des demandeurs d’emploi sera porteur dans l’électorat des allocataires sociaux. Ce le sera moins pour beaucoup de salariés plus favorisés. Mais cela pourrait malgré tout s’avérer profitable dans l’inévitable comparatif entre PS et PTB : si la réforme Rousseau ne passe pas, c’est parce que le PS, à l’intérieur de la majorité, la bloque vraiment, pas parce qu’à l’extérieur, le PTB hurle vainement.

3. Georges-Louis Bouchez l’habile communicant

Réactif et opportuniste. On ne sait pas si c’est le style de jeu propre aux Francs Borains (l’auteur de cet analyse avoue ne pas visionner leurs matchs), mais Georges-Louis Bouchez est un habile récupérateur. Qu’un ballon flotte dans l’aire de jeu et il ne sera pas le dernier à se jeter dessus. On le devine prompt à lever les bras au ciel comme s’il avait marqué le goal lui-même, même s’il est très loin de l’action et qu’il n’y a pas vraiment (ou pas encore) de but marqué. Dès vendredi, le président du MR insistait sur la communauté de vue entre la proposition de Conner Rousseau et le programme des réformateurs. Le pouvoir d’influence de Georges-Louis Bouchez est réel et n’est pas pour rien dans l’emballement médiatique dans ces trois jours d’intenses débats et la perception que nous avons eu de vivre un moment décisif. Même si (et il le reconnaitra lui-même dans son discours du premier mai), la proposition Rousseau de “jobs de base” n’est pas réellement libérale puisqu’il s’agit bien de créer des emplois subsidiés dans le secteur non-marchand. A priori, il s’agit donc de deux politiques de l’emploi assez différentes mais que dans le feu de l’action, on a pu mettre dans le même sac pour montrer l’isolement du PS francophone. Une fois le ballon récupéré, le président du MR a encore tenté d’orienter le jeu à son avantage : si le PS refuse d’avancer sur le chômage, les réformateurs refuseront d’avancer sur la réforme fiscale. C’est peut-être dans cette menace voilée que se trouve une des informations clefs du week-end : Vincent Van Peteghem n’a toujours par le feu vert du MR pour sa réforme fiscale.

4. Alexander De Croo sur la corde raide

L’autre fait notable est la montée sur le terrain des petites phrases d’Alexander De Croo. En saluant la proposition de Conner Rousseau, le Premier ministre reprend sa place de général en chef des libéraux flamands. Il donne ainsi l’impression que la campagne électorale pour 2024 a bien été lancée à l’occasion du 1er mai 2023.  Rien n’est moins vrai en théorie : les élections sont programmées à ce stade le 9 juin 2024 (la date dépend de l’Union Européenne, puisqu’on essaye de synchroniser nos élections belges avec le renouvellement du Parlement européen, cela pourrait aussi être le 24 mai, on sera fixé bientôt). Mais bref, c’est dans longtemps. À moins d’imaginer une interminable période d’affaires courantes, Alexander De Croo ne peut se permettre de mettre le feu à sa majorité maintenant. En estimant que “le problème n’est pas que les épaules les plus solides ne portent pas assez. Notre vrai problème, c’est le manque d’épaules”, il se replace pourtant très ostensiblement à droite de l’échiquier. Cela isole encore un peu plus le PS. Et on notera que si Rousseau a donné le ton des débats, tout le monde, Premier ministre inclus, a voulu tirer un avantage du débat.

5. Le duel à mort des francophones

C’est la principale conclusion que l’on peut tirer des positionnements des uns et des autres. Celle qu’il faudra avoir en tête dans les semaines ou les mois à venir. Le mouvement de Conner Rousseau met en évidence un affrontement frontal entre le PS et le MR. Pas seulement un différent idéologique qui structure notre paysage politique. Mais bien une stratégie d’exclusion réciproque qui devra se traduire par une victoire ou une défaite sans appel. À pratiquer le football total on s’expose au K.-O. par contre-attaque. Excédés par la guérilla permanente de Georges-Louis Bouchez, de nombreux socialistes sont maintenant acquis à l’idée qu’il faudra mettre les réformateurs dehors si c’est possible. En s’alliant avec Les Engagés s’ils ont repris des couleurs. En pactisant avec le PTB si c’est nécessaire. Mais l’idée de gouverner avec un MR sur lequel le Montois aura de plus en plus d’emprise ne semblent pas envisageable pour de plus en plus de décideurs rouges. À l’inverse, en annonçant qu’il souhaitait renouer avec la coalition suédoise, le président du MR a envoyé un avertissement sans frais au boulevard de l’Empereur. Le nervosité est donc palpable dans les deux camps. En 2024, il faudra virer en pole position pour avoir la main et négocier rapidement des accords de majorité dans les Régions. Avec une logique régionale PS-Ecolo-Engagés-Défi ou PS-Ecolo-PTB coté rouge. Une alternative MR-Engagés-DéFI nettement moins réaliste côté bleu. À moins que les réformateurs ne se résignent à gouverner avec les écologistes, mais du nucléaire aux politiques d’inclusion, en passant par la mobilité, cette tentation ne semble aujourd’hui guère partagée par les intéressés (mais ils ont encore 14 mois pour se découvrir).

Si le MR n’est pas à ce stade en position de force au niveau des Régions, il l’est beaucoup plus au fédéral.  C’est là que le mouvement de Conner Rousseau prend tout son sens : une coalition fédérale qui inclurait Vooruit sans le PS est devenue, à l’occasion de la fête du travail 2023, une possibilité qu’on ne doit plus écarter. Le retour de la N-VA dans une majorité suédoise élargie aux socialistes flamands (on peut aussi imaginer qu’ils remplacent un autre partenaire) a de quoi  faire trembler quelques bureaux du boulevard de l’Empereur. Tout dépend, évidement, de l’étage où on se trouve.