L’édito de Fabrice Grosfilley : mettre un terme au Far West dans le commerce

Non, tout n’est pas pourri dans le secteur de la grande distribution. Non, tous les grands groupes ne sont pas dirigés par des patrons qui n’ont pour seule boussole que le cours de l’action en bourse et le rendement exigé par un grand groupe étranger ou un fonds de pension américain qui aurait pris le contrôle de leur entreprise. Et non, encore, tous les patrons ne considèrent pas que les salariés sont une variable d’ajustement, un chiffre qu’on inscrit dans la colonne des dépenses et qu’il s’agit de faire tendre vers zéro. Si on peut se permettre d’être un peu optimiste, ce matin, – un optimiste peut être béat, voire naïf, diront les grincheux -, c’est parce qu’on a lu dans le journal L’Écho.  Et qu’on a pu y apprendre qu’un grand groupe de distribution, Colruyt, demande de lui-même une intervention de l’État pour mettre un terme à l’ambiance de Far West qui est en train de détricoter le secteur de la distribution.

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Plus précisément, c’est au déséquilibre des salaires entre magasins franchisés et magasins intégrés que Colruyt demande au gouvernement fédéral de s’attaquer. Dans un courrier au ministre fédéral du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS), le groupe Colruyt demande donc qu’on revoit le système des commissions paritaires pour aller vers un système plus simple et plus efficace. On explique : dans le secteur de la distribution, il existe aujourd’hui cinq commissions paritaires. La commission 202, celle qui s’applique aux grands groupes de la distribution, est celle qui est la plus favorable aux salariés. En devenant franchisé, un magasin change de commission paritaire, les conditions de travail et les salaires sont donc tirés vers le bas. Une différence qui peut aller jusqu’à 5 000 euros par an pour le même travail. “C’est difficilement justifiable”, écrit Colruyt dans son courrier avant de poursuivre : ” si aucun ajustement n’est apporté au système, le modèle du commerce intégré risque de disparaitre à long terme”. Ce n’est pas un syndicat qui le dit, c’est l’un des acteurs historiques de la distribution, réputé pour ses prix bas, qui l’écrit. Le signal d’alarme est très clair.

Évidement, Colruyt n’envoie pas ce courrier par pure bonté d’âme. La firme le fait un peu parce que cela renforce son image d’acteur économique responsable (implanté en Belgique, soucieux de son empreinte environnementale, attentif aux intérêts du consommateur, mais aussi au bien-être des salariés). Mais Colruyt le fait surtout parce que ce groupe, comme d’autres, a très bien compris la menace qui est en train de peser sur son secteur. Une menace qui s’appelle Ahold, Axion, Lidl, Albert Heijn, et d’autres qui pourraient encore arriver (chez nos voisins français, des nouveaux acteurs comme le Brésilien Atacado ou l’Allemand Tedi sont déjà là et il serait logique que la Belgique soient sur leur planisphère). Des acteurs du low-cost qui ont pour unique principe de faire baisser les coûts. Avec des produits de moins bonne qualité (on vend souvent à 1 euro), mais aussi une pression plus forte sur les fournisseurs et des conditions d’emplois sans cesse plus dégradées. Le modèle de ces discounteurs, c’est donc la franchise, avec des indépendants de plus en plus petits, qui dépendent donc de commissions paritaires moins exigeantes (quand on les respecte), et des conditions de travail et de rémunération de plus en plus faibles (quand on n’a pas recours au travail au noir). Ce courrier de Colruyt doit être pris au sérieux par le monde politique. Les syndicats ne sont désormais plus les seuls à dénoncer ce qui est en train de se passer dans le secteur de la distribution. Ce Far West aboutira, si on n’y prend pas garde, à une sorte d’ubérisation du commerce. C’est un enjeu pour un groupe comme Colruyt. C’est plus largement un enjeu pour le monde du travail, tous secteurs confondus.

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Fabrice Grosfilley