L’édito de Fabrice Grosfilley : l’impunité des semeurs de haine

Faut-il rester sur les réseaux sociaux ? C’est la question que je me pose régulièrement. Si vous fréquentez les mêmes réseaux que moi, en particulier Twitter/X, peut-être partagez-vous cette interrogation. L’actualité de ce matin, avec la publication d’une grande enquête européenne sur les discriminations et les violences subies par les personnes LGBT à travers l’Union européenne, est une occasion de reposer cette question. Que faisons-nous sur les réseaux sociaux, et pourquoi laissons-nous un tel degré de haine et de violence y prospérer ?

Le moindre post au sujet de l’homosexualité ou de la transsexualité est l’occasion d’invectives, d’insultes et de menaces. Ce ne sont pas les ricanements malaisants qu’on peut entendre dans une cour d’école, même si c’est le premier pas qui conduit au harcèlement. On est bien au-delà de cela. Les réactions (par exemple au sujet du dernier concours de l’Eurovision) révèlent le rejet, la négation de l’autre, le refus de la différence. Avec de la grossièreté et de la vulgarité bien sûr, mais aussi des appels au meurtre, au viol, à la mutilation sexuelle. Ce ne sont pas que des mots, écrits en l’air et qui n’auraient pas de conséquences. Pour ceux qui les reçoivent, ces déclarations de violence sont une agression. Ce n’est pas parce qu’on est dans un espace numérique que l’agression n’existe pas. Et ceux qui encaissent ces mots, qu’ils soient directement ou indirectement visés, en souffrent.

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On s’interroge souvent sur la dégradation de notre santé mentale, l’augmentation des burnouts ou la multiplication des cas de dépression. Peut-être devons-nous aussi regarder ce qui se passe en ligne, pour comprendre à quel point on peut se sentir attaqué, rejeté, isolé. Pour l’agresseur la parole s’envole, pour l’agressé la souffrance s’accumule. Cette violence latente nous oblige à être sur nos gardes en permanence et à développer des stratégies de protection. Je relativise ce que je lis sur les réseaux, je l’accueille avec un haussement d’épaules. J’entame le dialogue avec ceux qui m’insultent. Ou je les ignore. Ou je les bloque. Et dans le pire des cas, je ferme mon compte et je passe à autre chose. Le harceleur a gagné, je lui ai laissé ma place. Rares sont ceux qui iront déposer plainte en justice.

C’est vrai pour la communauté LGBT. C’est vrai aussi pour les minorités en général. Le racisme et la violence atteignent ces jours-ci des proportions inégalées sur Twitter/X. Je vous parle d’expériences vécues à titre personnel. Je suis présent tous les jours sur ce réseau. J’y partage le contenu des articles de BX1 en rapport avec les interviews que je fais sur la matinale, j’y annonce les invités du lendemain, je poste cet éditorial. Il y a une semaine, je recevais le président du comité R (l’administration chargée du contrôle des services de renseignement). L’interview a notamment porté sur le danger que représente, selon lui, l’entrisme des Frères musulmans. J’ai posé des questions, il y a répondu, chacun est dans son rôle.

Sur Twitter, ce contenu a été partagé et commenté des milliers de fois. J’ai été confronté, comme souvent, à l’expression d’un racisme exacerbé et décomplexé, où l’amalgame entre religion musulmane, Frères musulmans et islamisme radical était constant. Avec des manifestations de haine évidentes quand on parle par exemple d’« islamopithèque ». Quand on emploie le terme de « rat » pour parler d’êtres humains. Quand on publie une photo d’hommes noirs entassés sur un bateau en pleine mer et qu’on barre cette photo d’un bandeau avec le slogan « stop invasion ». Je n’invente pas, j’ai lu tout cela sous mes propres messages ces derniers jours. Et j’imagine qu’on peut lire encore pire dans des forums plus discrets. Ce sont des appels à la haine. Qu’ils puissent être écrits et partagés, likés et repostés, est glaçant. Je ne vais pas invoquer le point Godwin, mais que cette haine ait pignon sur rue, même si c’est une rue numérique, indique une montée des frustrations combinée à un recul du bon sens moral. Regardez les échanges autour du conflit au Proche-Orient ou sur Good Move : l’insulte et l’agressivité sont permanentes. Il y a des semeurs de haine sur Internet et personne pour faire la police.

Ces derniers jours, j’ai donc tenté de signaler certains de ces messages, parce que l’appel à la haine y était particulièrement évident. J’ai dû m’y prendre à plusieurs reprises. Le système buguait. Je n’arrivais pas à aller au bout de la procédure. Quand j’ai enfin réussi à le faire, j’ai eu le sentiment d’avoir, comme disait mon grand-père, « pissé dans un violon ». Mon signalement était enregistré, so what ? Que devient-il ? Est-il seulement lu par un être humain ? Le message que j’ai signalé a-t-il été retiré, l’internaute responsable sanctionné ? Je n’en saurai jamais rien.

Je vous passe les menaces ou les attaques personnelles. Où on m’estime déconnecté, de partis-pris, où l’on m’insulte, où on m’accuse de donner mes questions à l’avance ou même d’être payé par des hommes ou des femmes politiques pour les brosser dans le sens du poil. Autant d’attaques contre mon intégrité journalistique. Faut-il répondre ? Non, c’est contreproductif et j’y perdrais trop d’énergie. Alors on laisse faire et la calomnie se répand et se banalise. À ces internautes, j’ai juste envie de dire : ne m’écoutez pas, c’est plus simple. Et continuez à vous informer auprès de non-journalistes qui vont vous confirmer dans vos certitudes, nourrir et alimenter vos frustrations, abonder dans le sens de votre haine. Moi, je n’appartiens pas à cette caste d’influenceurs manipulateurs qui ont le populisme et le buzz comme principal carburant. Je doute, je m’interroge, et surtout j’informe. Je respecte celui avec lequel je dialogue. Je vérifie les faits et ne les confonds pas avec le commentaire (mais je commente aussi, c’est le principe de l’éditorial). Je critique les idées et pas celui qui les porte. Cela ne me met pas à l’abri d’une erreur ou d’une approximation, mais mon indépendance, mon refus de la facilité et mon engagement contre le racisme et la bêtise restent et resteront au cœur de mes engagements et de ma pratique professionnelle.

Alors oui, parfois je me pose la question. Que fais-je  encore sur les réseaux sociaux ? Cette décharge numérique qui carbure à l’attaque personnelle, quand ce n’est pas à l’insulte, à la haine ou au harcèlement. Et puis je me rappelle cet adage : quand tous les dégoûtés seront partis, il ne restera que les dégoûtants. Cela ne m’empêche pas de me sentir démuni et impuissant. Et de me dire que ceux qui m’agressent et m’insultent, que ceux qui likent ou partagent des contenus douteux et au-delà d’eux, tous ceux qui portent une responsabilité dans la gestion de  l’espace public – les diffuseurs et plateformes, les autorités politiques, les législateurs, les autorités de contrôle, la justice — ne sont peut-être pas tout à fait à la hauteur de ce qu’on est en droit d’attendre d’eux pour réguler ce qui se passe aujourd’hui dans l’espace numérique.

Fabrice Grosfilley