L’édito de Fabrice Grosfilley : le temps et le tempo

La conclusion tient en une phrase : “Le Conseil européen a discuté des défis dans le secteur agricole et des préoccupations exprimées par les agriculteurs”. C’est un extrait du communiqué final de la réunion du Conseil européen à Bruxelles, ce jeudi. Une “discussion”, c’est donc ce qui restera dans le archives de l’histoire européenne. De quoi frustrer les agriculteurs présents hier à Bruxelles. Certains ne cachaient d’ailleurs pas leur colère, d’autres plus résignés, réalistes ou fatalistes, n’étaient pas si étonnés.

Les 1200 ou 1300 tracteurs présents hier à proximité du quartier européen n’auront donc pas réussi à faire dévier le Conseil de sa trajectoire et de son ordre du jour, qui était consacré à l’Ukraine et au budget. Et c’est plutôt rassurant aussi de savoir que l’Union européenne ne se dirige pas à coup de barrages routiers et d’actions de protestation. S’il est important que les dirigeants ne restent pas sourds aux actions de protestation, il est sain aussi qu’ils ne cèdent pas aux pressions dans la précipitation.

Est-ce que cela signifie que les agriculteurs n’auraient rien obtenu hier ? Il serait faux de dire ou d’écrire cela. D’abord parce que, dès avant hier, la Commission européenne a envoyé deux signaux en leur direction, avec une exemption sur l’obligation des mises en jachère et moins de facilités pour l’importation des produits agricoles en provenance  d’Ukraine. Mais surtout, parce que le plus important est sans doute à venir. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a ainsi annoncé que la Commission élaborerait d’ici la prochaine réunion des ministres de l’Agriculture, programmée le 26 février, une proposition pour alléger la charge administrative des agriculteurs. Moins de paperasses : l’une des demandes phares des agriculteurs qui pourrait être ainsi rencontrée. La présidente de la Commission a aussi reconnu “la nécessité de garantir des règles du jeu équitables pour les normes agricoles, lors de la négociation d’accords de libre-échange”. Promesse en l’air diront les uns, petite phrase importante noteront les autres alors que des négociations pour l’accord du  Mercosur, avec les pays d’Amérique du Sud sont toujours en cours. Là, les agriculteurs ne sont pas sans alliés : en l’état actuel la France, mais aussi la Région wallonne par exemple ont annoncé qu’elles ne voulaient pas entendre parler de ce traité.

Bref, les choses bougent. Elles bougent lentement. C’est sans doute tout le contraste entre une explosion de colère et une mobilisation qui se répand d’un pays à l’autre, la France, la Belgique, l’Allemagne, faisant les gros titres, avec des images fortes (on a tous vu, hier, cette rue de la loi saturée de tracteurs, ce qui est très spectaculaire), et le temps de la décision qui est un temps plus long. On ne corrige pas la politique agricole commune (PAC) en 5 minutes sur un coin de table : il faut des équilibres politiques et géographiques (l’éleveur wallon, le viticulteur français et le producteur de citron portugais n’ont pas les mêmes intérêts), une analyse économique des conséquences de ce qu’on changera. C’est trop technocratique diront peut être certains. Mais c’est du populisme de croire qu’on peut tout changer du jour au lendemain. Le tempo des agriculteurs n’est pas celui des décideurs, même si les circonstances les contraignent à partager quelques pas de tango devant les caméras.

Et puis il y a un acteur central dans la pièce, qui se fait discret mais qu’il ne faut pas oublier : la grande distribution. Tout n’est pas la faute de l’Europe, même si on peut toujours lui faire le reproche de ne pas réguler le marché. Mais la  responsabilité première des grands groupes comme Colruty, Lidl, Intermarché, Carrefour, se loge au sein des conseils d’administration de ces grands groupes. Il leur revient d’assumer la honte morale et, peut-être demain, les conséquences judiciaires de cette  pression excessive mise sur les producteurs. Par ricochet, ces responsabilités sont à chercher aussi parmi les actionnaires qui profitent chaque année de dividendes confortables, et par extension aussi chez le consommateur qui est toujours bien content de bénéficier des prix planchers. On peut taper sur les ministres, mais on aussi le droit de vérifier où l’on place ses économies et comment on dépense son argent.

En déplaçant leurs barrages vers les centres logistiques de la grande distribution les agriculteurs ne se trompent pas de cible. Ils portent leur action là où cela fait mal mais où il est juste de le faire. Ce “bon sens terrien” auquel Alexander de Croo faisait référence dans une déclaration hier, c’est donc aussi de désigner clairement celui qui vous fait mal. Ceux qui font leur beurre sur le dos des agriculteurs sont, ce matin, dans le collimateur. Toute la question maintenant pour les agriculteurs est de pouvoir maintenir cette pression sur la durée. Qu’à défaut de pouvoir donner le tempo, il puisse tenir suffisamment longtemps pour que le sujet ne disparaisse pas de l’agenda.

Fabrice Grosfilley