L’édito de Fabrice Grosfilley : le coup de pied dans la fourmilière
C’est une tentative de pression qui risque de ressembler à un coup d’épée dans l’eau. C’est aussi, et surtout, une tentative de passage en force qui illustre à quel point les négociations bruxelloises sont dans une impasse et à quel point, aussi, les principaux protagonistes finissent par perdre patience. Hier, le Parti socialiste a donc voulu enclencher une procédure pour forcer la désignation des ministres en passant par un vote au parlement.
Cette procédure existe : elle est décrite dans la loi spéciale qui a instauré les institutions bruxelloises et qui a été imaginée par le législateur précisément pour contourner d’éventuels blocages. Que dit-elle, cette procédure ? En résumé (je vous la fais brève) : que s’il n’y a pas d’accord pour constituer un gouvernement, on peut procéder à la désignation des ministres en passant par un vote nominatif à la majorité simple. On pourrait ainsi désigner un ministre-président, deux ministres francophones et deux ministres néerlandophones, chaque ministre devant être approuvé par une majorité de députés et par une majorité au sein du collège linguistique dont il relève.
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Le Parti socialiste a annoncé qu’il allait proposer le nom de David Leisterh pour la ministre-présidence. À peine annoncée, cette initiative a été aussitôt dénoncée. Elle a été vivement critiquée du côté néerlandophone et francophone, avant d’être finalement sèchement recalée par le greffier en chef du parlement bruxellois, qui la juge actuellement irrecevable. Pour résumer, là encore, ce dernier estime qu’on ne peut pas activer ce mécanisme tant qu’on n’a pas démontré que la formation d’un gouvernement par la voie classique est impossible. Analyse vivement contestée par le Parti socialiste, qui maintient donc sa proposition et déposera une liste de candidats ministres à soumettre au vote.
Vous connaissez l’adage : mettez trois constitutionnalistes dans une pièce, ils auront trois avis différents et diamétralement opposés. Le litige sera donc porté au bureau élargi du parlement, où le PS risque fort d’être mis en minorité, mais les débats ne sont pas définitivement clos.
Que faut-il retenir de cette séquence que même les scénaristes de Borgen ou de Game of Thrones n’auraient pas osé imaginer ?
D’abord, que le PS a voulu reprendre l’initiative. Les socialistes ont voulu poser un acte qui leur permettait de passer à l’offensive et de donner l’impression qu’ils n’étaient pas un facteur de blocage, mais des porteurs de solutions. En proposant David Leisterh à la ministre-présidence, ils voulaient aussi s’inscrire dans une démarche de relative loyauté et éviter à Ahmed Laaouej d’apparaître comme un Brutus prêt à prendre la place du formateur. Accessoirement, si le vote avait eu lieu, ils auraient renvoyé la difficulté dans le camp néerlandophone : il aurait fallu désigner deux ministres, éventuellement un secrétaire d’État en plus, alors qu’il y a quatre partis néerlandophones. Le pari du PS était qu’il aurait pu démontrer ainsi qu’un ou une ministre N-VA n’aurait pas pu obtenir la majorité.
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Mais dans la pratique ?
La manœuvre du Parti socialiste est particulièrement téméraire et alambiquée.
Téméraire, car elle repose sur une procédure qui n’a jamais été utilisée jusqu’à présent, et la réaction à chaud du greffier montre combien elle est sujette à discussion.
Téméraire, surtout, car cette procédure inscrite dans la loi spéciale a été imaginée dans l’hypothèse où un camp linguistique bloquerait l’autre. Or, le PS n’a pas agi ici avec l’aval des autres partis francophones : il a fait cavalier seul. Pire, il n’a même pas prévenu David Leisterh de son initiative, ce dernier risquant donc d’être propulsé ministre-président à son insu.
Alambiquée, car elle revient à installer un gouvernement sans qu’il ne dispose d’une majorité claire ni d’un programme en bonne et due forme. Nous aurions donc des ministres contraints de s’entendre au fur et à mesure, en fonction des humeurs du parlement, avec une fois une majorité à droite, une autre fois une majorité à gauche. Tout le monde sait qu’en théorie, c’est possible et parfaitement démocratique. Mais en pratique, c’est ingérable. Un gouvernement sans majorité et sans budget, c’est un ersatz de gouvernement et une situation d’affaires courantes qui s’éternise.
Que va-t-il se passer maintenant ?
L’avantage de cette manœuvre ratée, c’est qu’elle a mis un grand coup de pied dans la fourmilière. Elle va obliger tout le monde à se positionner et inciter sans doute David Leisterh et Elke Van den Brandt à prendre d’autres initiatives. En cela, le PS a raison : l’immobilisme a assez duré. Il faut sortir de cette guerre des tranchées qui conduit à une paralysie totale, et les formateurs doivent cesser de se complaire dans une léthargie qui dure depuis trop longtemps.
Là où le PS a tort, en revanche, c’est qu’il ne peut pas forcer la main de ses partenaires. Enclencher cette procédure parlementaire ressemble à un assaut à la hussarde, destiné à tordre le bras de tous les autres partis actuellement associés à cette potentielle majorité bruxelloise. Vous avez voulu nous imposer la N-VA ? Nous allons vous imposer un vote au parlement. Ce n’est pas élégant, cela ruine la confiance, et surtout, cela démontre à quel point le Parti socialiste est isolé. Aujourd’hui, le PS est le seul à refuser la N-VA. Il a essayé de dribbler ses partenaires, donnant l’impression qu’il ne joue pas tout à fait dans la même équipe que les autres. Il s’expose donc à une forme de contre-attaque, et cet épisode risque de laisser des traces.
- Un édito de Fabrice Grosfilley