L’édito de Fabrice Grosfilley : l’âge des capitaines
Y a-t-il un âge pour partir ? Un âge pour arrêter de travailler, un âge pour accepter de faire un pas de côté, un âge pour quitter son poste et laisser la place à un plus jeune, un âge pour préférer l’ombre à la lumière ? Ce matin, on est en droit de se poser ces questions. Surtout quand on jette un œil au-delà de l’Atlantique (on a le regard qui porte loin à BX1) et qu’on attend une déclaration de Joe Biden. À 80 ans, le président américain va-t-il annoncer ou pas sa décision de briguer un second mandat en 2024 ? D’après la presse américaine, les jeux sont faits : Biden sera candidat. La question est de savoir s’il l’annonce maintenant, ou s’il préfère attendre le mois de juin. 80 ans maintenant, 81 ans au moment de l’élection, ce qui nous ferait 85 ans à la fin de sa seconde présidence. Si c’est vraiment comme cela que les choses se passent, Biden enterrera (c’est une image douteuse, puisque au sens propre, c’est déjà fait) Ronald Reagan qui avait quitté la présidence des États-Unis à l’âge vénérable de 78 ans.
Malgré son âge avancé, Joe Biden semble être aujourd’hui le meilleur candidat du Parti Démocrate. L’économie américaine se porte mieux, ce qui veut dire qu’il aura un bilan à défendre. Et puis surtout, en face, le candidat républicain risque fort d’être Donald Trump, qui a lui 76 ans. Bis repetita. La course à la Maison blanche ressemble à une guerre des papys, manquent juste les déambulateurs dans le sprint final. On se gausse, mais on doit quand même se rappeler qu’en Europe, la reine Élisabeth II a gouverné jusqu’à 96 ans, qu’en Afrique, Paul Biya, le président du Cameroun, a 90 ans, que Mao Zedong a gouverné la Chine jusqu’à 82 ans… et qu’au Vatican, Benoit XVI va sur ses 94 ans.
Il semblerait qu’il n’y ait pas d’âge pour exercer le pouvoir. C’est vrai en politique, surtout. Cela l’est moins dans les entreprises où on observe une tendance au rajeunissement. L’âge moyen des patrons du Bel 20 (les 20 plus grosses entreprises de la bourse de Bruxelles) est de 57 ans, mais les derniers nommés sont plutôt dans la quarantaine : c’est relativement jeune.
Partir au bon moment, ce n’est pas toujours qu’une question d’âge. C’est aussi parfois une question de circonstances. Michel Draguet a ainsi décidé de faire un pas de côté. Il a sans doute été, bien qu’il s’en défende, un peu aidé par son ministre de tutelle, le secrétaire d’État Thomas Dermine (PS) et les polémiques qui ont émaillé son dernier mandat. Changement de fonction “d’un commun accord”, dit le document. Michel Draguet ne se retrouve pas sans rien. Il était certes le directeur des prestigieux Musées Royaux des Beaux-Arts. Il devient “Maître de recherche en patrimoine” auprès du Service fédéral de la politique scientifique (acronyme pour les spécialistes : BELSPO). Il y sera chargé de développer “des projets transversaux de valorisation de la collection fédérale”. Petit détail qui a son importance, il gardera son salaire. C’est ce qu’on appelle une sortie par le haut. Michel Draguet évite le désaveu d’une non-reconduction. Le gouvernement s’épargne un conflit juridique. Pour la petite histoire, Michel Draguet a 59 ans.
Évidement, quand on est en plein débat sur l’âge de la pension, la longévité des dirigeants semble un bien curieux télescopage. Travailler jusqu’à 64 ans, ou jusqu’à 67 ans, alors que vos dirigeants prestent 10 ans de plus, de quoi vous plaignez vous, brave gens ? Avec un petit bémol, partir, démissionner, faire un pas de côté, se recaser, se reclasser, savoir si on doit être candidat ou pas en 2024, ce n’est pas donné à tout le monde. Et c’est même sans doute un marqueur majeur de notre relation au travail. Ceux qui sont dans une fonction où ils n’éprouvent pas l’ivresse du pouvoir, le frisson de la décision, la satisfaction d’être au centre du jeu et de l’attention. Il ne faut pas être spécialement marxiste pour savoir que le travail reste un lieu où s’exprime la relation dominant-dominé. On appartient à une catégorie ou à l’autre. On peut parfois avoir un pied dans les deux en dominant certains et étant dominé par d’autres, c’est le cas de nombreux cadres intermédiaires avec le lot de stress que cela implique. Il y a donc bien une différence majeure entre ceux qui subissent leur travail et ceux qui le choisissent, ceux qui y éprouvent de la souffrance, et ceux qui en tirent de la puissance et du plaisir. Et dans tous ces débats sur le maintien ou non au travail une fois qu’on a 55, 60, 65 ans ou plus… cette question de la valorisation au travail est systématiquement oubliée. C’est probablement, pourtant, le cœur du débat.
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Fabrice Grosfilley