L’édito de Fabrice Grosfilley : ingérence

Ingérence. Le terme est lancé. Cette fois-ci, ce ne sont plus des journalistes ou des commentateurs qui l’utilisent, mais des chefs d’État ou de gouvernement. Ingérence : les positions d’Elon Musk lorsqu’il se permet d’intervenir dans les affaires intérieures des États européens, prenant parti pour l’une ou l’autre formation politique située à l’extrême droite. Elon Musk, ces dernières semaines, a multiplié les déclarations en ce sens, et il ne semble pas prêt de s’arrêter.

“L’Amérique devrait-elle libérer le Royaume-Uni de son gouvernement tyrannique ?”, a ainsi écrit le patron américain sur son réseau social X. Qualifier le gouvernement britannique de tyrannique, c’est un langage fort peu diplomatique et fort peu amical entre deux États traditionnellement très proches. La tension entre Musk et l’autorité britannique est désormais très vive. Elon Musk accuse même l’actuel Premier ministre d’avoir couvert des criminels pédophiles lorsqu’il était procureur dans le passé. Il y a quelques jours, il avait également appelé à la libération de Tommy Robinson, un influenceur d’extrême droite condamné à de la prison ferme pour avoir incité à la violence lors des émeutes anti-migrants de l’été dernier. Les propos seraient risibles tellement, ils paraissent outranciers… mais ce serait oublier qu’Elon Musk sera bientôt très officiellement à la tête  d’un département de l’efficacité au sein de l’administration Bush. C’est un ministre qui parle. 

L’ingérence ne s’arrête pas au Royaume-Uni. En Allemagne, Elon Musk appelle les électeurs à voter pour l’AFD, le parti d’extrême droite qui serait, selon le patron de Tesla, “le seul capable de sauver l’Allemagne”. Ce n’est pas qu’une simple déclaration : c’est un véritable tapis brun qu’Elon Musk déroule pour l’AFD. Il annonce qu’il interviewera sa présidente dans deux jours en direct sur X, avec, à coup sûr, une audience qui se comptera en millions de personnes.

Cette ingérence commence donc à sérieusement inquiéter les dirigeants européens. “Il y a dix ans, si on nous avait dit que le propriétaire d’un des plus grands réseaux sociaux du monde soutiendrait une nouvelle internationale réactionnaire et interviendrait directement dans les élections… Qui l’aurait imaginé ?“, a ainsi questionné Emmanuel Macron, le président français, lors d’une allocution devant les ambassadeurs hier soir (sans toutefois citer Elon Musk).

Le Premier ministre norvégien a été plus direct : “je trouve préoccupant qu’un homme avec un accès considérable aux réseaux sociaux et d’importantes ressources économiques s’implique de manière si directe dans les affaires internes d’autres pays. Ce n’est pas comme ça que les choses devraient se passer entre démocraties et alliés.”

Ces ingérences – pour rappel, l’action de s’immiscer dans les affaires d’autrui, ou, en politique, l’intervention d’un État dans la politique intérieure d’un autre – ne sont pas gratuites. Elles visent à faire basculer l’Europe vers l’extrême droite. Pour des raisons idéologiques : Elon Musk ne cache pas son appartenance à cette mouvance. Pour des raisons économiques ou commerciales également : les règles du Digital Services Act de l’Union européenne ont X dans leur collimateur. Cette Europe qui entend réguler et contrôler ce qui se passe sur les plateformes constitue un frein aux affaires et surtout à l’influence du réseau social.

Moins d’État, moins d’impôts, moins de contrôles, moins de régulation, aucun correctif social pour laisser faire le marché, et une liberté d’expression absolue, y compris pour injurier, mentir ou diffamer. C’est le programme d’Elon Musk. Il est aux antipodes des valeurs qui ont jusqu’ici servi de socle commun au projet européen. Ce n’est pas qu’une question d’ingérence. C’est sans doute la légitimité et l’avenir de l’Union européenne qui sont en train de se jouer. Le combat est rude, il ressemble à une lutte à mort. Comme si les Américains, qui ont libéré l’Europe du nazisme il y a 80 ans, étaient en train de passer du statut d’allié… à celui d’ennemi.

Fabrice Grosfilley