Rue de la Loi : le communautarisme c’est les autres, ou pourquoi le problème Emir Kir est ailleurs

18 500 voix, ça vous pose un homme. Surtout un homme ou une femme politique. 18 500 voix, c’est un peu la première mention en tête du curriculum vitae d’un élu. Dis-moi combien tu pèses, et je te dirai à quel respect tu as droit. Avec 18 500 voix aux élections fédérales de 2019, Emir Kir était arrivé 4ème de ce petit jeu en Région bruxelloise. Devant lui, il y avait Dider Reynders, Ahmed Laaouej et Zakia Khattabi. Derrière lui, Sophie Wilmès, Maria Vindevoghel, Nabil Boukili ou Caroline Désir.

18 500 voix, c’était donc une vraie performance. Le genre de score qui peut vous aider à prétendre à une fonction ministérielle, ou au minimum à être une personnalité qui compte au sein de votre formation politique. Le problème, c’est comment on acquiert ces 18 500 voix. Par son travail, sa sympathie, la confiance que l’on suscite auprès des électeurs, par exemple. Bourgmestre de Saint-Josse-Ten-Noode, Emir Kir était évidement connu des tennoodois. Ancien secrétaire d’État à la propreté de la Région bruxelloise, sa notoriété avait dépassé depuis longtemps les frontières de sa commune. C’est la face positive. Moins positive, la capacité d’Emir Kir à se poser en représentant d’une communauté particulière. À Saint-Josse ou ailleurs, Emir Kir faisait campagne en ne faisant pas mystère de son origine turque et de sa proximité avec cette communauté. Il se disait même au service de celle-ci.  Est-ce un comportement communautaire ? Sans doute, peut-on du coup employer le terme de communautarisme, à laquelle on associe une vision péjorative ? Peut-être mais à condition qu’on soit lucide sur  le terme et sa portée. Caresser une communauté dans le sens du poil, ce n’est pas réservé aux candidats turcs, ni même aux candidats musulmans. Le communautarisme peut être aussi flatter les Italiens de Belgique, avoir des candidats congolais qui ne mènent campagne qu’à Matonge ou dans des églises fréquentées par des fidèles africains, cibler la communauté juive, s’adresser aux nombreux Français qui résident à Ixelles, faire le tour des maisons de repos avec un tract destiné aux séniors, investir les milieux homosexuels… Bref, dès qu’on porte un discours qui ne s’adresse qu’à une partie de la population, qu’on cible un groupe particulier au détriment d’un projet collectif qui lui parle à la totalité de la population, on fait, comme Emir Kir, mais parfois sans le savoir, du communautarisme. Il faut se garder de ne voir ce travers que dans les communautés auxquelles on n’appartient pas soi-même.

La vraie difficulté avec certains élus bruxellois, ce n’est donc pas tellement qu’ils ciblent une communauté. Après tout, ces communautés existent, et ces électeurs ont le droit d’être représentés. La vraie difficulté, c’est plutôt la confusion entre le débat politique de leur pays d’origine et les enjeux de la Région bruxelloise. Quand on importe des thèmes de la politique turque, marocaine, italienne, mais ça pourrait aussi être la politique française, italienne, américaine, dans le débat bruxellois, il y a quelque chose de malsain. Quand on explique à l’électeur qu’on est en quelque sorte le représentant ou le prolongement d’un pouvoir étranger et que c’est la raison pour laquelle cet électeur doit vous choisir, on tord le principe de la liberté de vote, on pervertit le système démocratique qui est le nôtre en instrumentalisant un sentiment d’appartenance. C’est encore pire quand cette campagne électorale ciblée s’appuie sur des réflexes nationalistes. Par exemple, la conviction que la Turquie, qui se trouve pourtant à des milliers de kilomètres, est une mère-patrie pour laquelle on est prêt à mourir. Que ceux qui en disent du mal sont des ennemis qu’il faut combattre à tout prix. C’est là que se situe le malaise. Et la cerise sur le gâteau tombe quand, au nom de ce nationalisme, on arrive à glorifier les pouvoirs forts, à défendre les politiques extérieures agressives ou expansionnistes. Les idéologies populistes ou franchement d’extrême-droite ne peuvent pas être tolérées voire approuvées ou encouragées lorsqu’il s’agit du pays de naissance, et combattue quand on parle du pays d’accueil. Vouloir être démocrate avec son pied gauche et autoritaire avec son pied droit ne donne pas une démarche très cohérente. Cela incite même a penser de vous que vous êtes douteux, manipulateur, suspect.

Si Emir Kir a été exclu du parti socialiste, c’est avant tout parce que son discours et ses actes n’étaient plus en phase avec la doctrine de son parti.  C’est une leçon pour beaucoup d’hommes ou de femmes politiques, quels que soient leur origine et le formation à laquelle ils appartiennent. Un parti politique, c’est d’abord et avant tout un corpus idéologique. On adhère ou on n’y adhère pas. Mais on doit l’assumer et le défendre. La politique, c’est un sport collectif. Il n’y a pas une partie du programme qu’on peut revendiquer et l’autre dont on peut se passer. On peut bien sûr se permettre quelques dissensions, quelques accents. Mais on ne peut pas être à ce point pris en flagrant délit de comportement contraire à la ligne de son parti sur un thème aussi fondamental que l’organisation du débat démocratique. Ce n’est pas parce qu’il est turc qu’Emir Kir a été exclu. C’est parce qu’il n’adhérait plus aux valeurs du PS.

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20 janvier 2020 - 15h45
Modifié le 23 janvier 2020 - 17h20