L’édito de Fabrice Grosfilley : Lumumba, ce déni
Il aurait eu cent ans aujourd’hui. Patrice Lumumba. Premier Premier ministre du Congo indépendant. Leader charismatique, mais aussi chef de gouvernement éphémère. Héros tragique, assassiné six mois après l’indépendance, et devenu depuis une figure mythique du panafricanisme. Pour le centenaire de sa naissance, Bruxelles accueille une exposition au Centre culturel congolais, boulevard Poincaré. On y trouve des œuvres d’artistes de Kinshasa, une conférence, des ateliers pour enfants. Mais la vie — et surtout la disparition — de Lumumba, si elle appartient à l’Histoire avec un grand H, continue de se prolonger dans l’actualité du moment. Une actualité toujours aussi brûlante. Parce qu’elle reste au cœur d’un malaise belge — et, plus largement, européen : notre rapport à la colonisation.
Il y a deux semaines, on apprenait que le parquet fédéral réclamait le renvoi devant le tribunal correctionnel d’Étienne Davignon, dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat de Lumumba. Un procès pour crimes de guerre, soixante-quatre ans après les faits. Davignon, ancien commissaire européen, chef d’entreprise, pilier de l’État belge, aujourd’hui âgé de 87 ans, était à l’époque un jeune diplomate stagiaire. Il nie toute implication. Il le redit aujourd’hui dans une interview accordée au journal Sudinfo. Et cette lecture laisse un certain malaise. L’ancien diplomate ironise sur ce qu’il appelle le “zèle” du parquet. Il va jusqu’à suggérer que les neveux de Lumumba chercheraient surtout… à obtenir une compensation financière. On y perçoit une distance. Un déni. Et surtout, une forme de paternalisme toujours bien ancré : ce regard condescendant, souvent inconscient, posé sur les anciennes colonies — et sur ceux qui en viennent.
Au delà de la compréhensible parole d’un homme qui se défend, ces propos font écho de notre mémoire collective. Ou plutôt de notre mémoire sélective. Car si une commission parlementaire belge a reconnu en 2001 une “responsabilité morale” dans l’assassinat de Lumumba, les responsabilités concrètes, elles, n’ont jamais été établies devant un tribunal. Une dent, arrachée comme un trophée et rendue à la famille en 2022, tient lieu de réparation symbolique. Et la justice, elle, n’a toujours pas eu le dernier mot. Une autre commission parlementaire, l’an dernier, n’a pas pu aller plus loin sur la question des réparations que les Congolais dans leur ensemble seraient pourtant en droit d’attendre pour les crimes de la colonisation. Faute d’accord entre les partis, le rapport final n’a jamais été adopté.
Ce silence, certains essaient pourtant de le rompre. Les militants décoloniaux, les historiens et parfois, le cinéma. Il y a quelques mois, le film Soundtrack to a Coup d’État en faisait la démonstration éclatante. Un documentaire saisissant, que je vous recommande chaudement, où l’assassinat de Lumumba est raconté à travers les yeux du monde. Et surtout à travers les non-dits de l’époque : la passivité de l’ONU, le désengagement des grandes puissances, le chaos post-indépendance soigneusement orchestré ou laissé faire.
Bruxelles, capitale d’une ancienne puissance coloniale, continue d’héberger les traces de cette histoire. Des statues. Des plaques de rue. Un musée — longtemps consacré au “Congo belge”, aujourd’hui rebaptisé AfricaMuseum. Mais aussi une forte diaspora congolaise, qui vit cette mémoire de manière bien plus intime, douloureuse, souvent incomprise. Et dans cette ville-monde, ce passé reste une ligne de fracture. Décoloniser la mémoire, l’espace public, les institutions ? Chaque tentative ravive des tensions.
Lumumba disait, dans son discours du 30 juin 1960 : “Nous avons connu les insultes, les coups, l’humiliation, parce que nous étions des nègres.” Il n’était pas censé prendre la parole ce jour-là. Mais il l’a fait. Face au roi Baudouin. Il a brisé le protocole. Et il a dit ce que personne ne voulait entendre. Il le paiera de sa vie. Soixante-quatre ans plus tard, c’est toujours vrai : on ne veut pas entendre. On préfère refermer les dossiers. Passer à autre chose. Expliquer que les Belges d’aujourd’hui n’ont pas à payer pour les erreurs de leurs pères, de leurs grands-pères ou de leurs arrière-grands-pères.
Cette volonté de porter le regard ailleurs que là où ça fait mal, ça porte un nom : ça s’appelle le déni.





