L’édito de Fabrice Grosfilley : la lepénisation
Dans son édito de ce mercredi 8 janvier, Fabrice Grosfilley revient sur le décès de Jean-Marie Le Pen.
C’est une disparition qui ne laisse personne indifférent. La mort de Jean-Marie Le Pen, à 96 ans, a fait hier la une de l’actualité en France et, par ricochet, aussi chez nous en Belgique francophone. Alors que la France rendait hommage aux victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo et de la prise d’otages de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes à Paris, c’est une personnalité ouvertement antisémite qui leur volait la vedette et occupait la une des journaux télévisés et des éditions spéciales.
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Les réactions contrastées illustrent les divisions profondes de la société française. D’un côté, la chaîne de (des)information en continu CNews qualifiait hier Jean-Marie Le Pen de « figure controversée, mais une figure majeure de la vie politique française ». On évoquait un « animal politique », on louait sa culture impressionnante. Un membre du Rassemblement national, invité sur le plateau, décrivait Le Pen comme un lanceur d’alerte : « Les onze millions de Français qui ont voté Marine Le Pen ont partagé la partie positive du message de Jean-Marie Le Pen », disait-il. Sur CNews, on évitait soigneusement de parler d’extrême droite. « Être d’extrême droite, c’est être factieux, antisémite, faire preuve d’antiparlementarisme… Ce sont des caractéristiques que l’on retrouve à l’extrême gauche, pas du côté du RN. Les factieux sont à l’extrême gauche ! », affirmait même un commentateur. Résumé de cette soirée symbolique : le danger, c’est l’extrême gauche et Jean-Luc Mélenchon ; celui lié à l’extrême droite n’existe pas. D’ailleurs, il ne faudrait pas parler d’extrême droite, mais de droite authentique ou de droite nationale.
Ces propos et ce vocabulaire choisi montrent le chemin parcouru par l’extrême droite française depuis les années 1970. Jean-Marie Le Pen avait été élu député une première fois en 1956, sous la Quatrième République, avec le mouvement poujadiste. C’est en 1972 qu’il avait fondé le Front national, réussissant à coaliser plusieurs groupuscules de l’extrême droite : des activistes intégristes aux nostalgiques de l’Algérie française. En Algérie, Jean-Marie Le Pen avait pratiqué la torture. Cinq fois, il sera candidat à la présidence de la République. En 2002, éclipsant Lionel Jospin, il se qualifiera pour le second tour face à Jacques Chirac. Chirac, ennemi déterminé de Le Pen, comme l’était la quasi-totalité de la classe politique à l’époque. Le contraste avec la situation de 2025 est saisissant.
Hier, François Bayrou, actuel Premier ministre du gouvernement français, écrivait sur Twitter : « Au-delà des polémiques qui étaient son arme préférée et des affrontements nécessaires sur le fond, Jean-Marie Le Pen aura été une figure de la vie politique française. On savait, en le combattant, quel combattant il était. » Pas un mot sur ses condamnations, pas un mot sur le racisme chevillé au corps de Jean-Marie Le Pen. Pas un mot non plus sur sa violence, car comme leader de l’extrême droite étudiante, puis comme président du Front national, il n’hésitait pas à en venir aux mains. Au total, une vingtaine de procès et pas moins de six condamnations pour des propos antisémites.
À titre personnel, mon premier souvenir de Jean-Marie Le Pen, c’est un homme avec un bandeau sur l’œil, œil qu’il avait perdu dans une bagarre en 1965. Ce sont aussi des affiches des années 1970 : « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop. » L’affirmation est évidemment fausse. Ces immigrés, on les retrouvait sur les chantiers, travaillant dans le froid, la nuit ou le week-end, ramassant les poubelles, au fond des mines, sur les chaînes des usines automobiles. Tous ces emplois dont les Français de l’époque ne voulaient plus. Sans cette immigration, le moteur français aurait nettement moins carburé.
Raciste, violent, homophobe aussi. Qu’on puisse rendre hommage à Jean-Marie Le Pen en dit long sur la banalisation de l’extrême droite. Sur cette contagion culturelle qui n’a cessé de s’étendre depuis les années 1970. Il y a un terme pour cela : la « lepénisation des esprits ». Cette lepénisation qui fait que le Rassemblement National est aujourd’hui un parti dominant. Si Le Pen père était « plus à droite » (en deux mots), sa fille Marine est « plus adroite » (en un seul mot). Elle a réussi à gommer les aspérités et les excès paternels pour faire de l’extrême droite une famille politique comme les autres.
Hier soir, des manifestations de joie spontanées ont été observées à Paris, Lyon et Marseille. Elles peuvent choquer, ces manifestations de joie. Il est vrai qu’on n’est pas obligé de se réjouir de la mort d’un homme. Mais on n’est pas non plus obligé de lui rendre hommage, encore moins de le dépeindre comme un homme d’État qu’il n’était certainement pas.
Fabrice Grosfilley