L’édito de Fabrice Grosfilley : Elargir le cadre

Faut-il élargir le cadre ? Faire trois pas en arrière et prendre le problème d’un peu plus loin pour avoir une vue d’ensemble, prendre de la hauteur et pratiquer la “vue hélicoptère” comme on l’appelle dans les écoles de management ? Alors que les parlementaires bruxellois ont entamé hier les débats autour des propositions d’ordonnances visant à repousser de deux ans l’entrée en vigueur de la prochaine étape de la zone de basses émissions, cela vaut peut-être la peine de dézoomer pour peser les conséquences positives et négatives que pourrait avoir ce report, et d’essayer d’inclure dans le raisonnement des considérations de santé publique, de climat, mais aussi les conséquences sociales et même des enjeux économiques.

Puisqu’il semble acquis que ce report sera facilement adopté, puisqu’une large majorité en sa faveur semble se dessiner, on a pu entendre ou lire des prises de position de nombreux médecins sur les conséquences de la pollution liée aux échappements automobiles. C’est une contribution importante, qui rappelle que la zone de basses émissions n’est pas qu’une question de climat. C’est aussi un enjeu de santé publique. Les crises d’asthme, les problèmes de respiration, les poumons encrassés. Il faut se rappeler qu’en avril dernier, plus d’une centaine de médecins avaient signé une carte blanche appelant le monde politique à faire plus et mieux en matière de lutte contre la pollution de l’air. Bruxelles est l’une des villes les plus polluées d’Europe, avec des concentrations en particules fines et en dioxyde d’azote qui dépassent régulièrement les normes de l’Organisation mondiale de la santé. Les particules fines et le dioxyde d’azote sont deux polluants très présents dans les gaz de combustion automobile, en particulier pour les véhicules diesel.

Hier, le journal Le Soir relayait également une étude de Bruxelles-Environnement affirmant que reporter la prochaine phase de la zone de basses émissions impliquerait de ne pas respecter les engagements pris en matière de réduction de nos émissions de CO2. La Région s’exposerait même à des pénalités. Selon les calculs de Bruxelles-Environnement, elles pourraient s’élever à 19 millions d’euros. Avec un bémol cependant, cette extrapolation se fait en envisageant un décalage de toutes les prochaines étapes. Ce n’est pas exclu, certains partis politiques y sont favorables, mais pour l’instant, les propositions d’ordonnances ne parlent que de la prochaine phase, celle de 2025.

Dans notre paysage dézoomé, il y a aussi des arguments qui plaident en faveur de ce report. D’abord, le nombre de véhicules encore en service qui ne seraient pas aux normes. Combien sont-ils exactement ? La parlementaire MR Anne-Charlotte D’Ursel a avancé hier le chiffre de 35 284 voitures, auxquelles il faut ajouter 8 512 véhicules utilitaires légers. Ce sont les véhicules immatriculés en Région bruxelloise. Si on élargit à l’ensemble de la Belgique, on approche les 800 000 véhicules. Cette distinction entre véhicules bruxellois et non bruxellois a son importance, avec deux points de vue qui pourraient s’affronter. D’un côté, ceux qui estiment que la Région bruxelloise doit avant tout prendre des décisions qui protègent sa population, notamment en termes de santé publique ; de l’autre, ceux qui veulent défendre une région ouverte et interconnectée avec le reste du pays, pour des raisons aussi bien politiques qu’économiques. Ce débat, on l’a déjà eu au moment du projet Smartmove, la taxation automobile au kilomètre ; il pourrait s’ouvrir à nouveau dans la formation du prochain gouvernement.

Sans report, il faudrait donc se poser la question de ce que l’on ferait de ces 35 000 véhicules, voire plus de 40 000 si l’on inclut les véhicules utilitaires de type camionnette qui ne sont pas aux normes. Est-ce qu’on verbalise ? Est-ce qu’on accorde une période de tolérance ? Est-ce qu’on prend le risque d’imposer des amendes à des personnes qui n’ont pas les moyens de s’acheter un nouveau véhicule ? Ou à l’inverse, en renonçant si près du but, est-ce qu’on n’envoie pas le signal que l’autorité publique édicte des normes qui, de toute façon, ne seront pas appliquées ? Chaque option a des avantages et des inconvénients. La piste défendue par Vooruit, qui consisterait à reporter la mesure uniquement pour ceux qui sont en difficulté, est sans doute une piste qui, sur le fond, a le mérite d’être cohérente… même si dans la pratique, il faut pouvoir définir où commence et où s’arrête la difficulté quand on parle de véhicules électriques qui se vendent à minimum 30 000 euros.

Cette question du marché automobile, qui n’est pas vraiment prêt, c’est le dernier élément à inclure dans notre débat. L’Association des constructeurs européens d’automobiles demande justement ce matin “des mesures d’aide urgentes” aux autorités européennes pour aider le secteur automobile à affronter le durcissement en 2025 des normes d’émissions de CO2 qu’ils s’estiment incapables de respecter. Les constructeurs pointent notamment l’érosion des ventes de voitures électriques, avec pour conséquence que beaucoup de véhicules thermiques continuent de circuler. On prend donc du retard sur la transition. Des aides avaient été prévues pour 2027, les constructeurs demandant désormais à pouvoir en bénéficier dès 2025. Il faut rappeler que ces constructeurs s’exposent à des amendes s’ils ne respectent pas les objectifs de diminution des gaz à effet de serre. Cela nous éloigne de la petite zone de basses émissions de la Région bruxelloise sans doute. Et pourtant, on gagnerait à avoir un tableau global et objectivé de ces problématiques. Mais c’est très probablement en contradiction avec un agenda politique qui veut justement aller très vite. Et qui a donc tendance à réduire cette équation sensible et complexe à une question beaucoup plus simple : est-ce qu’on peut oui ou non envoyer un signal rassurant aux électeurs avant qu’ils ne votent aux élections communales ? Le vote des propositions d’ordonnance est annoncé à ce stade pour le début du mois d’octobre.

Ecouter l’Edito de Fabrice Grofilley dans Bonjour Bruxelles 

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19 septembre 2024 - 10h17
Modifié le 19 septembre 2024 - 10h49