L’édito de Fabrice Grosfilley : Audi, conflit à l’ancienne

Une usine fermée de l’intérieur par la direction. Une usine assiégée de l’extérieur par les ouvriers. Voici à quoi ressemble l’usine Audi Forest ce matin, avec 100 à 150 travailleurs rassemblés boulevard de la Deuxième Armée Britannique. Un brasero, des pneus, des visages fermés. Pas d’incidents, mais une colère clairement exprimée par ceux qui sont présents. Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est la décision annoncée par la direction dimanche soir  de fermer à nouveau l’usine. Officiellement, celle-ci a rouvert la semaine dernière, mais aucun véhicule n’a pu être mis en production.

► Lire aussi | L’usine fermée “jusqu’à ce que le personnel expédie les voitures aux distributeurs”

Les ouvriers ont également confisqué les clés de 200 véhicules en attente de livraison. Une situation inacceptable pour Audi, qui, en guise de représailles, ferme donc l’usine et précise que les ouvriers ne seront plus payés tant que les véhicules n’auront pas été livrés. Ce matin, les syndicats ont fait venir un huissier de justice pour constater l’impossibilité d’entrer sur le site. Pour eux, il s’agit d’un lock-out, une fermeture unilatérale par l’entreprise elle-même, ce qui est interdit en droit social.

► Lire aussi | Usine d’Audi Brussels fermée : la CNE fait venir un huissier, le blocage du boulevard se poursuit ce lundi

C’est donc un bras de fer qui se joue sous nos yeux, avec la justice comme arbitre. D’un côté, les syndicats disent : « Payez-nous et laissez-nous entrer, sinon nous irons en justice. » De l’autre, la direction réplique : « Produisez des voitures et rendez-nous les clés, sinon nous porterons plainte. » La direction affirme d’ailleurs être en mesure d’identifier les « auteurs » de la confiscation des clés grâce aux images de vidéosurveillance. Derrière ces menaces mutuelles, deux logiques s’affrontent. Celle des syndicats, qui veulent défendre le meilleur reclassement des travailleurs et, éventuellement, l’avenir du site, en arrivant aux prochaines négociations avec des moyens de pression. Et celle de la direction, qui souhaite envoyer les véhicules terminés aux revendeurs qui les attendent, et continuer de produire sur ce site, comme c’était prévu.

Au-delà de ces deux logiques, on observe aussi une différence d’approche, presque culturelle. En Belgique, les patrons décident souvent seuls et restent assez hermétiques aux revendications, tandis que les syndicats n’hésitent pas à bloquer une usine et à cesser le travail quand ils estiment que c’est nécessaire. En Allemagne, notamment dans le secteur automobile, l’approche est celle de la cogestion, et le puissant syndicat IG Metall est souvent associé aux décisions stratégiques.

Ce qu’on peut aussi noter dans le drame qui se joue à Forest, c’est le retour d’un conflit social « à l’ancienne », avec des méthodes musclées de part et d’autre. Nous avons déjà connu dans le passé des épisodes semblables, avec des directions qui délocalisaient discrètement les stocks, voire les machines, pour les envoyer à l’étranger. Et, à l’inverse, des syndicats qui allaient jusqu’à séquestrer leur direction pour obtenir gain de cause. Plus que deux visions, ce sont deux formes de violence qui s’affrontent : la violence froide et cynique d’une délocalisation, qui tourne le dos aux travailleurs européens après des décennies de labeur, les laissant sans rien, et la violence d’un piquet de grève, qui s’approprie le contrôle d’un site de production et va parfois jusqu’à menacer les personnes.

Pour sortir de ce face-à-face, il existe théoriquement un troisième interlocuteur : les pouvoirs publics. Le conciliateur social du ministère de l’Emploi, l’ensemble des procédures et législations comme la loi Renault, censées encadrer un minimum de négociations, et parfois même l’intervention d’un ministre qui tente d’organiser une médiation, en accordant des facilités budgétaires comme des prépensions pour apaiser les tensions. Ces 15 derniers jours, les pouvoirs publics, en particulier au niveau fédéral, sont aux abonnés absents. Pas de déclaration d’Alexander De Croo ou de Pierre-Yves Dermagne. Pas de réunion de la task force. Comme si ce gouvernement fédéral avait une conception des affaires courantes qui excluait d’intervenir sur un dossier urgent, alors que c’est théoriquement son rôle. Comme si ce gouvernement avait en réalité acté qu’à Audi Forest, il n’y avait plus rien à faire.

Fabrice Grosfilley