Démission d’Armand De Decker : retour sur l’affaire du Kazakhgate
C’est l’hebdomadaire français Le Canard enchaîné qui publie l’information en octobre 2012: l’ancien président du Sénat et ministre d’Etat Armand De Decker (MR) est soupçonné d’avoir participé à un réseau d’influence visant à accélérer des travaux parlementaires, début 2011, devant permettre à un trio de milliardaires caucasiens, Patokh Chodiev, Alijan Ibragimov et Alexander Machkevitch, d’éviter une condamnation en Belgique dans l’affaire Tractebel.
La justice française s’intéresse de près à une possible affaire de corruption mêlant l’Elysée, à l’époque du président Nicolas Sarkozy. Dans un souci de privilégier les bonnes relations commerciales de la France avec le Kazakhstan, en vue d’un déplacement de M. Sarkozy à Astana, l’Elysée a, à la demande du président Noursoultan Nazarbaïev, mis en place une équipe de conseils lobbyistes composée de l’avocate française Catherine Degoul et d’Armand De Decker, reprenant le collier au Barreau de Bruxelles.
A l’origine de l’affaire, c’est Tracfin, l’organisme français chargé de l’anti-blanchiment qui a été saisi de mouvements de fonds suspects concernant Jean-François Etienne des Rosaies, un ex-conseiller du président Sarkozy, qui, comme l’a confirmé l’ex-secrétaire général Claude Guéant devant la commission d’enquête Kazakhgate, avait mis en place une équipe chargée de défendre les intérêts du trio de milliardaires cher au président Nazarbaïev.
Le Canard Enchaîné a affirmé que M. De Decker a perçu 734.000 euros, une somme très élevée eu égard au nombre d’heures prestées. Reconnaissant avoir perçu des honoraires pour la défense de M. Chodiev, l’ancien président du Sénat a toujours nié avoir reçu une telle somme.
Le dossier est complexe et samedi, Le Soir a comptabilisé, sur base de l’enquête française, l’ensemble des sommes versées à leurs conseils par le trio kazakh. Les justices belges et françaises ont réussi à localiser 9,3 millions d’euros des 13,3 millions déboursés. 4 millions d’euros restent introuvables. Des affaires précédentes – dont en Belgique l’affaire Agusta – ont mis au jour l’existence de commissions occultes.
Un document découvert au cabinet de l’avocate Catherine Degoul, détaillant les émoluments, énonce “+3M” d’euros. Aux enquêteurs, Catherine Degoul dira qu’ils étaient destinés à M. De Decker, au titre prévisionnel, ce que ce dernier a nié.
Dans le dossier, les flux financiers sont complexes et épars, par la voie bancaire, en cash, via des intermédiaires et de fausses conventions mises au jour par la justice, ainsi que par des paradis fiscaux.
En Belgique, en dépit des éléments concrets découverts, le Parquet de Bruxelles n’a démarré qu’en 2015 une information judiciaire et il a fallu attendre 2017 pour que le Parquet de Mons cette fois démarre une instruction. Le transfert a eu lieu en raison d’un privilège de juridiction dont bénéficiait l’avocat général Godbille, concerné par un élément du dossier. Il avait présidé une association scoute ayant bénéficié d’un don de 25.000 euros prétendument annoncé comme étant en provenance de l’Ordre de Malte. Ce don avait transité par une fondation de la princesse Lea de Belgique, qui a dit avoir agi à la demande d’Armand De Decker. Celle-ci a dit penser qu’il émanait de l’Ordre de Malte, or les fonds provenaient de l’avocate Catherine Degoul. Cette dernière a également dit avoir agi au nom de M. De Decker. Lui nie.
L’Ordre de Malte a été cité à de nombreuses reprises dans ce dossier, alors qu’Armand De Decker en a été décoré et que la commission d’enquête parlementaire Kazakhgate installée fin 2016 s’est intéressée aux relations entre l’organisation et le cabinet du ministre Didier Reynders. Ces relations concernent notamment Jean-François Etienne des Rosaies, délégué permanent de l’Ordre. De nombreux protagonistes du dossier sont également décorés de la Légion d’honneur.
Acteur majeur du dossier kazakh, l’ex-président du Sénat a par ailleurs été égratigné dans un rapport du Comité R, l’organe de contrôle des services de renseignement, duquel il ressort qu’il a suscité, sans “mandat” et sans “compétence” pour ce faire, un rapprochement entre le renseignement français et belge, au profit de son client Patokh Chodiev. Il est notamment question dans ce rapport de la transmission à l’ex-secrétaire général et ex-ministre de l’Intérieur Claude Guéant, d’une fiche de Sûreté d’un protagoniste du dossier kazakh, élément qu’ont réfuté les deux protagonistes.
A la même période, Armand De Decker a usé des services du patron de l’époque de la Sûreté Alain Winants pour tenter de retrouver son téléphone disparu à Paris. Il est apparu dans un second rapport de la Sûreté, que M. Winants avait régulièrement consulté à cette époque la fiche de Sûreté évoquée dans le premier rapport. Lui aussi a été décoré de la Légion d’honneur.
A quelques encablures du vote début 2011 de la loi de transaction pénale élargie, qui permettrait au trio kazakh d’éviter une condamnation, Armand De Decker multiplie les casquettes et les rendez-vous, sur le front judiciaire et politique, où il officie. Des témoins-clé l’ont confirmé devant la commission d’enquête. Le 18 février, l’avocat général Patrick De Wolf, qui conclura la transaction avec les Kazakhs, affirme avoir reçu dans son bureau Armand De Decker, informé d’un renvoi en correctionnelle du trio. A ce moment, Patrick De Wolf prend la main dans le dossier judiciaire (il y aura appel de la décision de renvoi) et informe De Decker d’une probable évolution de la législation. Le 20 février, Armand De Decker va voir le ministre de la Justice Stefaan De Clerck pour s’enquérir de l’évolution de la loi. Le 22 février, il se rend au cabinet du ministre, au nom de l’Elysée, pour pousser à la conclusion d’une transaction pénale, a dit l’ancien chef de cabinet Jo Baret.
Aux enquêteurs qui l’interrogeaient à propos d’un éventuel trafic d’influence, Armand De Decker a répondu avoir “pensé à une transaction pénale, ce qui n’était pas possible en l’état de la loi de l’époque”. Et il a ajouté que “la réelle plus-value est également qu’au niveau du Parquet général, ils ont compris l’importance du dossier du fait qu’un personnage d’importance du pays se mouille comme avocat”.
La loi de transaction pénale élargie a été votée à la mi-avril et le trio kazakh en a bénéficié en juin, dans la foulée de l’entrée en vigueur du nouveau dispositif, quelques jours avant le salon du Bourget au cours duquel a été conclu une vente de 45 hélicoptères d’Eurocopter au Kazakhstan.
Présumé innocent, et d’ailleurs pas inculpé dans le dossier, Armand De Decker avait déjà été invité par le MR à faire un pas de côté. Il restait cependant député bruxellois et bourgmestre d’Uccle. Il vient samedi de renoncer à l’écharpe maïorale.
(Belga)