L’éditorial de Fabrice Grosfilley : mieux que l’euromillions

Douze millions d’euros. C’est la prime que la patronne de Solvay, Ilham Kadri, devrait toucher. C’est en tout cas la proposition faite aux actionnaires qui devront donner leur accord lors d’une assemblée générale le 8 décembre. C’est le journal L’Echo qui a sorti l’information hier. Je vous vois déjà écarquiller les yeux : 12 millions d’euros c’est une belle somme. La justification de cette prime repose sur les efforts de l’administratrice déléguée pour transformer Solvay. Ilham Kadri a en effet réussi à diviser cette entreprise de 160 ans d’âge, fleuron historique de la chimie,  en deux entités distinctes. D’un coté Solvay, pour la chimie de base, de l’autre Syensqo pour la chimie spécialisée. L’idée est qu’en séparant les deux activités, on augmente les bénéfices et on attire plus les investisseurs. Est-ce que cela marchera, les analystes boursiers le pense, l’avenir devra le confirmer, mais en attendant le conseil d’administration a estimé que cela méritait une petite récompense. Si on lit bien entre les lignes il s’agit aussi de s’assurer de la fidélité de la cheffe d’entreprise. Elle aurait pu aller avoir ailleurs, mais avec la promesse d’un tel bonus, elle a décidé de rester au sein du groupe, on la comprend. Elle deviendra donc dans les prochaines semaines la première CEO de Syensqo, cette entreprise qui s’occupera de la chimie spécialisée, celle qui devrait connaitre la plus forte croissance dans les années à venir.

Douze  millions d’euros c’est donc une très belle somme.  Surtout quand on on sait qu’on parle d’une prime. Ilhem Kadri a aussi un salaire. En 2022 elle a gagné 4,8 millions d’euros. Précisément :  un salaire fixe 1,3 million et une part variable qui dépend des résultats de l’interentreprises, fixée  en 2022 à  3,5 millions. Quand on additionne ces chiffres, on a le tournis. Ça ressemble à un bulletin gagnant de l’euromillions. Sauf qu’à l’euromillions on a une chance sur 139 millions de gagner…quand on est patronne de Solvay on gagne tous les ans. Alors bien sur il est déplacé de parler de chance ici. Cette rémunération est une question de mérite, de travail, de résultats obtenus (ou attendus). On ne met nullement en cause les capacités d’Ilham Kadri, qu’on ne connait pas. On trouve même plutôt sympathique qu’une femme, née au Maroc, docteur en chimie, accède à une position dominante, qui est si souvent réservée aux seuls hommes blancs, et on peut même souligner qu’elle doit  son ascension à sa connaissance du métier, pas au fait qu’elle est héritière de papa. Et du point de vue des administrateurs la logique parait simple : quand on veut les meilleurs, il faut y mettre le prix,  on s’aligne sur  les salaires de la concurrences.

Il  n’empêche : ce niveau de rémunération est choquant, sa disproportion avec la moyenne des salaires interpellante. Le salaire moyen en  Belgique tourne à peu près autour de 3900 euros. C’est du brut. Douze millions d’euros représentent 256 années de salaire moyen, j’ai fait le calcul ce matin (avec une calculatrice, j’avoue).  Dans le journal Le Soir l’économiste Étienne de Callataÿ n’y va d’ailleurs pas par quatre chemins et parle d’un “capitalisme de copinage“. Il note que ces  rémunérations records (assez rares en Belgique) ne sont pas toujours liés à des performances exceptionnelles. C’est donc plutôt un phénomène d’entre soi : on se récompense mutuellement entre gens bien placés. L’exact opposé de la justice salariale. Cela nous inspire ce commentaire : on peut s’offusquer du  salaire des ministres ou des pensions des députés. Et on a parfois raison de le faire. Mais on devrait probablement être beaucoup plus scandalisés par certaines pratiques, opaques et réservées à quelques privilégiés,  qui se prennent loin des assemblées et du regard de la presse, dans le secteurs privé.

Partager l'article

08 novembre 2023 - 11h22
Modifié le 08 novembre 2023 - 11h22