L’édito de Fabrice Grosfilley : mesurer l’insécurité
Dans son édito du mardi 5 septembre, Fabrice Grosfilley revenait sur l’insécurité grandissante dans la capitale.
Peut-on établir avec objectivité le niveau de délinquance et d’insécurité ? Depuis quelques semaines, le débat public se focalise sur la montée de l’insécurité dans le quartier de la gare du Midi. Il y a six mois, on parlait abondamment de la sécurité aux abords de la gare du Nord, dans la foulée de l’assassinat du policier Thomas Monjoie. Il y a un an, l’inquiétude se focalisait autour des fusillades survenues à Molenbeek-Saint-Jean. Un peu avant, c’était sur les agressions aux abords du piétonnier du centre-ville ou sur l’agressivité des personnes sous influence au parvis de Saint-Gilles. Bref, l’insécurité est partout et, si on suit l’actualité dans sa durée et qu’on a un peu de mémoire, on pourrait être tenté de se replier chez soi et de ne plus jamais sortir.
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On ne nie pas les problèmes d’insécurité. Ils sont réels. Les agressions existent bien, les vols à la tire aussi, les menaces, et parfois aussi les viols, les bagarres ou même les règlements de compte entre groupes rivaux. On doit distinguer tous ces faits d’autres éléments qui nourrissent un sentiment d’insécurité, mais qui ne relèvent pas de la délinquance : la mendicité, la présence de personnes sous influences, des scènes de deal dont on est le témoin, la saleté et le manque d’entretien, l’absence d’éclairage public. Autant d’éléments qui ne nous mettent pas directement en danger, mais qui peuvent contribuer à un sentiment de malaise lorsqu’on les observe.
Avant d’affirmer que l’insécurité ou la délinquance augmente dans un quartier ou dans un autre, avant de dire que Bruxelles est une ville plus dangereuse qu’il y a un an, cinq ans, dix ans ou cinquante ans : avons-nous des chiffres sur lesquels nous pourrions nous appuyer pour poser un constat objectif de l’insécurité ? La réponse est non. Les données dont on dispose lorsqu’on débat de sécurité sont les chiffres de la police et de la justice. Les actions entreprises par les policiers, le nombre d’interventions, les individus interpellés, les dossiers ouverts au parquet, les condamnations. Contrairement à ce que l’on pense, cela ne donne pas une indication fiable et objective. Ces chiffres dépendent fortement des priorités d’actions que l’on donne aux équipes d’interventions. Si on décide de contrôler davantage les consommateurs de stupéfiants, ils apparaitront plus nombreux dans les rapports de police. Si on met l’accent sur l’alcool au volant, on trouvera plus de chauffards, et si on décide que la priorité est le vol à la tire, on interpellera plus de pickpockets. Il suffit qu’on mette plus de policiers dans une zone pour que le nombre de délits constatés et d’interpellations augmente. Cela ne veut pas dire que l’insécurité augmente. Au contraire, elle a probablement tendance à diminuer puisque la police est plus présente et le risque de se faire attraper plus important pour le délinquant.
Vous avez peut-être vu sur les réseaux sociaux passer des classements sur les villes où l’insécurité est la plus grande. L’un d’entre eux, qui a beaucoup circulé ces derniers mois (il est abondamment relayé par les internautes dont le cerveau penche à l’extrême droite), place ainsi Bruxelles au 16e rang des villes européennes les plus dangereuses. En tête de classement : Marseille (en France) et Catane (Italie), tandis que Charleroi et Liège apparaissent dans le top 10. Ce classement ne vaut rien. Il est basé sur les déclarations des internautes qui fréquentent ce site. C’est donc juste du ressenti, une enquête d’opinion sans échantillon représentatif ni pondération. Cela fait vendre du papier et cliquer les internautes, mais, scientifiquement, cela ne veut rien dire.
Alors, comment mesurer l’insécurité réelle ? Jusqu’en 2009, les chercheurs pouvaient s’appuyer sur un moniteur de la sécurité. Une grande enquête annuelle qui demandait aux Belges de quels faits ils avaient été victimes. Ce sondage, sur une base stable et représentative, permettait de tirer de grandes conclusions et de mesurer, année après année, des tendances. Quels types de faits avaient été commis, avec quels ressentis pour les victimes, ce dont nous avons vraiment été victimes, et ce dont nous avons peur. Ce moniteur de la sécurité a été remanié pour des questions budgétaires. Il est aujourd’hui fait avec d’autres méthodes et sur des bases moins régulières. Pour les chercheurs spécialisés dans ces questions, il est difficile d’en tirer des chiffres qu’on peut mettre en perspective. Et tout cela ne donne que des tendances nationales.
Conclusion, donc : il est impossible aujourd’hui de prendre une photographie de la délinquance dans nos villes. Mais les chercheurs attirent malgré tout l’attention sur un point qui fait consensus dans le monde scientifique : une baisse continue de la délinquance et de la violence, si l’on prend le soin de l’étudier sérieusement et sur le long terme. Toutes les études vont dans le même sens, que cela soit en Belgique ou ailleurs. L’insécurité régresse donc. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait malgré tout de réels problèmes de sécurité dans une grande ville, et qu’il soit important de les prendre à bras-le-corps.
Fabrice Grosfilley