L’éditorial de Fabrice Grosfilley : les drapeaux de l’irrationnel
Sommes-nous devenus irrationnels ? Ou en d’autres termes, perdons-nous la raison, quand l’actualité nous amène à nous pencher sur une série de sujets considérés comme sensibles ? C’est une question que l’on peut se poser après que le bourgmestre d’Evere Ridouane Chahid ait décidé de hisser le drapeau palestinien devant la maison communale. Acte symbolique en soutien à un peuple qui souffre a-t-il expliqué hier. L’initiative n’est pas passée inaperçue, reportage au journal télévisé, articles à la Une des sites d’informations en ligne, et déferlement de commentaires en tous sens sur les réseaux sociaux. La décision du bourgmestre n’a d’ailleurs pas plu à l’un de ses partenaires de coalition, le parti DéFI qui a décidé de le faire savoir. La rédaction de RTL n’a pas eu de mal à trouver un constitutionnaliste, ancien compagnon de route du PS bruxellois, pour dire tout le mal qu’il pensait de l’initiative.
Ce matin, il est sans doute utile de recadrer et d’aller un peu plus loin. Le bourgmestre est dans son rôle en utilisant l’acte symbolique du lever de drapeau. Il n’est pas le premier à le faire. Des drapeaux ukrainiens ont été hissés au moment de l’attaque de ce pays par la Russie. On a hissé le drapeau marocain devant certaines maisons communales au moment du tremblement de terre de l’an dernier. La commune d’Uccle avait hissé un drapeau israélien après l’attaque du 7 octobre. Le drapeau arc-en-ciel, symbole des communautés homosexuelles a déjà été hissé au cabinet du Premier ministre, 16 rue de la loi etc. Le problème n’est pas le drapeau c’est le regard qu’on pose dessus. Pour Ridouane Chahid il s’agissait d’exprimer la solidarité des Everois avec la population de Gaza, un peuple qui souffre depuis des mois sous les bombardements quotidiens. Pour d’autres, cela va bien plus loin. Évidement les mots utilisés ont du sens, et personne n’est dupe, Ridouane Chahid s’adresse à tous ceux qui sont émus par la situation des gazaouis. Il y a forcément un mélange d’émotion sincère, de colère sans doute aussi, et bien sur une part de calcul électoral. Il s’agit d’envoyer un signal aux électeurs qui partagent les mêmes émotions. Et sans doute que Ridouane Chahid a fait le calcul, il n’allait pas faire l’unanimité mais il avait plus à gagner qu’à perdre avec cette initiative.
Faut-il aujourd’hui garder une notion d’équidistance entre israéliens et palestiniens ? Et le bourgmestre a-t-il failli à ce principe en hissant un seul des deux drapeaux ? C’est la critique qui revenait en filigrane hier. Ces questions semblent relativement incongrues au vu du déroulé de ces dernières semaines. Autant l’attaque du 7 octobre nous a horrifié et méritait une condamnation sans ambiguïté, autant l’action de l’armée israélienne depuis lors apparait clairement disproportionnée. Si le discours officiel du gouvernement israélien est d’éradiquer le Hamas, on doit bien constater que c’est une destruction méticuleuse de Gaza qui est en train de se produire. Avec des bombardements systématiques et sans discernement : hôpitaux, école, magasins, administrations civiles, infrastructures comme la distribution d’eau ou d’électricité. Les bombardements israéliens ont rasé une grande partie de la bande de Gaza et fait des milliers de morts. Le 7 octobre les agresseurs étaient palestiniens les victimes étaient du coté israélien. Ces derniers semaines c’est l’inverse, et il faut pouvoir le dire clairement. Ce que s’emploient d’ailleurs à faire de nombreux diplomates, y compris du coté américain, grand allié d’Israël.
Ridouane Chahid a t-t-il raison de parler de réactions islamophobes, facistes ou racistes à son égard ? Les propos sont sans doute un peu forts, mais il y a un fond de vérité. C’est justement là que se trouve le côté irrationnel. Dans cette volonté, parfois explicite et ouvertement assumée de voir dans les gestes ou les propos de l’autre un agenda caché, une intention maligne. Dans les reproches faits au bourgmestre d’Evere hier on devine, sans trop se forcer, des accusation qui vont bien au delà du drapeau palestinien. On le soupçonne de rouler pour les frères musulmans et de participer à l’islamisation de la société. Pour ses détracteurs, le fait qu’il soit ouvertement musulman pratiquant justifie la critique qui s’exprime au travers de l’affaire du drapeau. Ces propos, c’est clair, relèvent du racisme et du procès d’intention, et c’est moins l’acte du drapeau qui est visé que la personne du bourgmestre. On peut y lire une forme de paranoïa qui, dès qu’on évoque la religion musulmane, fait surgir l’idée d’une 5e colonne occupée à saper l’identité belge. La Palestine ne se réduit pas à l’islam ni au Hamas. On peut être horrifié par le bombardement de Gaza et dire aussi clairement que le Hamas, ses attentats, ses prises d’otages, et au delà de ses trop nombreuses exactions, son projet de société, nous font horreur : une application de la charria, un mépris des droits de l’Homme et la volonté de détruire l’Etat israélien qui sont incompatibles avec nos valeurs. L’intolérance religieuse, comme l’intolérance raciste, n’ont pas leur place dans une grande ville européenne.
Cet emballement irrationnel, on l’a donc vécu hier pour ce drapeau. On peut le vivre sur les débats liés à la neutralité de l’État et à la laïcité. Sur les questions de mobilité, le métro, la place des vélos, la zone de basse émission. Sur ce que certain appellent le “wokisme”. Sur notre rapport à la Russie. Sur l’immigration. Sur la concurrence avec la Chine. Sur le réchauffement climatique. Sur la réforme de l’orthographe. À chaque fois que l’on prête à l’autre des intentions cachées, on s’interdit d’avoir un vrai débat. Parce qu’en réalité on ne parle pas des faits mais de nos propres inquiétudes. Pourtant, il pourrait s’avérer que parfois l’autre, celui qui ne pense pas comme nous, soit lui aussi, de bonne foi.
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