L’éditorial de Fabrice Grosfilley : il n’y pas de banal accident
C’est un accident qu’on pourrait considérer comme banal. Une jeune femme en trottinette, qui rentre d’une soirée entre amis, et qui se fait faucher par une voiture. C’était dans la nuit de vendredi à samedi, avenue de l’Hippodrome à Ixelles. La jeune femme est transportée à l’hôpital, elle va décéder des suites de ses blessures. Le conducteur, ivre, tente un délit de fuite. Il sera rattrapé par la police. Testé positif à l’alcool, il a été depuis inculpé pour homicide involontaire, mais laissé en liberté.
Le banal accident est devenu un drame. Il fauche une jeune vie en devenir et laisse une famille et un entourage sous le choc face à une disparition aussi inattendue qu’injuste. Ce drame nous touche de près à BX1, puisqu’il s’agit de la famille d’un membre du personnel. Mais il peut toucher n’importe lequel d’entre nous. Au deuil s’ajoute alors la colère de savoir qu’une vie a été ôtée par un conducteur inconscient, alors qu’aucun conducteur n’est censé ignorer les dangers de l’alcool au volant.
Des accidents de la circulation, en Région bruxelloise, il y en a eu plus de 4.000 en 2022 (chiffre en hausse, mais il faut rappeler que 2020 et 2021 avaient été des années atypiques pour cause de Covid 19). Ils ont fait 4.600 blessés, dont plus de 200 blessés graves, et au total 24 morts, qui sont décédés sur le coup ou dans les semaines qui ont suivi (on prend en compte les décès qui surviennent jusqu’à 30 jours après l’accident dans les statistiques de la sécurité routière). Parmi eux, l’an dernier, 4 cyclistes.
Pour les personnes qui circulent à trottinette, les statistiques indiquent 4 décès sur l’ensemble du royaume, et surtout une augmentation de 63% du nombre d’accidents. A Bruxelles, il y a en moyenne 5 accidents par jour avec des trottinettes. Cela représente un accident sur 6. Alors, oui, c’est vrai, nous avons tous pu être irrités à un moment ou à un autre par le comportement des utilisateurs de ces trottinettes, dont certains brulent les feux rouges, tournent à droite sans regarder, slaloment entre les piétons, etc. Mais ce n’est pas de cela dont il s’agit ici. Ici, il s’agit d’une jeune fille renversée en pleine nuit par un chauffard sous influence de l’alcool, qui n’a absolument pas chercher à venir en aide à la personne renversée et a tenté de fuir sa responsabilité.
Il faut se méfier du regard qu’on porte sur ces statistiques de sécurité routière. Dire ou écrire qu’un accident sur 6 concerne l’usager d’une trottinette, cela ne veut pas dire que cet usager soit en tort à tous les coups. Quand on parle de 4 cyclistes décédés, cela ne veut pas dire non plus que le cycliste soit systématiquement en tort. Idem pour les piétons. C’est tout le drame de ce qu’on appelle les usagers faibles. Ils apparaissent dans les statistiques, sans qu’on prenne toujours conscience que leur accident, leur décès parfois, est causé par la rencontre avec un autre véhicule, un poids lourd, une voiture, un autre usager faible ou du mobilier urbain qui n’est pas toujours pensé pour eux.
C’est ce paradoxe qu’il convient de rappeler au lendemain de la 23e journée sans voiture organisée ce dimanche, 24 heures donc après cet accident mortel. Ce genre de journée où l’on mesure l’engouement d’une partie des Bruxellois pour les modes de déplacement alternatifs. Le plaisir de récupérer un espace en temps normal réservé aux voitures. La sensation de ne plus être en danger, le silence, moins de pollution, plus de plaisir.
Ça n’empêche pas une autre partie des Bruxellois d’avoir rongé leur frein hier. Car la mobilité reste clivante, malgré les années qui passent. Ceux-là piaffaient d’impatience aux barrages de police, quand ils ne tentaient pas de les contourner. Ces automobilistes qui attendaient 19h comme une délivrance, voire une libération, qu’ils allaient saluer en mettant les gaz de leurs moteurs vrombissants et même à grands coups de klaxon qui sonnaient comme une victoire. Ce paradoxe, c’est que si l’habit de ne fait pas le moine, le mode de déplacement fait le conducteur. Et qu’il suffit que nous soyons au volant d’une voiture, au guidon d’une bicyclette, ou à pied sur un trottoir pour avoir une vision complément différente de la mobilité, une appréhension différente du danger pour soi et pour les autres. Que nous avons, tous ou presque, un penchant à percevoir l’autre comme un fou dangereux, qu’on peste, tous ou presque, contre tout ce qui entrave notre circulation.
Je peux l’expérimenter moi-même lorsque je passe d’un mode de transport à l’autre : le partage de la route ne va pas de soi. Dans ce paysage urbain où chacun roule pour soi, en se souciant peu des autres, il faut toujours se rappeler que celui qui est protégé par une carrosserie représente un plus grand danger que celui qui n’en a pas. Et que plus le véhicule est lourd et lancé à grande vitesse, plus il est susceptible de faire des dégâts. Et que si on est automobiliste un jour, on sera piéton le lendemain.
Fabrice Grosfilley