L’éditorial de Fabrice Grosfilley : huiler les rouages de la démocratie

Des métros qui ne roulent pas. Des trams et des bus qui restent au dépôt. Des poubelles qui ne sont pas ramassées. Ce sont les conséquences habituelles dont peuvent pâtir les Bruxellois lors d’un mouvement de protestation, une grève des services publics , un mot d’ordre plus général, ou comme aujourd’hui une grande manifestation qui s’accompagne de débrayage dans des secteurs clefs. Bien évidement on peut pester contre ces inconvénients, ces contrariétés auxquelles il faut s’adapter. Quand les métros, trams, bus ne roulent pas ou roulent moins, cela handicape une grande partie des bruxellois dans leurs déplacements, y compris pour se rendre au travail. On doit aussi faire l’effort de comprendre pourquoi les manifestants manifestent avant  d’émettre des avis définitifs, de parler de prise d’otage, de paralysie et de chaos.

Si les trois syndicats sont dans la rue aujourd’hui c’est pour protester contre un projet de loi du ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne. Ce projet de loi, qu’on appelle “anti-casseurs”, prévoit que pour des délits commis lors d’un rassemblement public (une manifestation, mais aussi une action de blocage comme un piquet de grève par exemple), les juges pourront à l’avenir prononcer une peine supplémentaire d’interdiction de manifester. Un manifestant poursuivi pour avoir jeté un projectile sur la police par exemple, pour avoir brisé une vitrine, bloqué  l’entrée d’un magasin, s’être enchaîné à une grue pour bloquer un chantier, pourrait donc à l’avenir  écoper de cette interdiction en plus de l’amende ou de la peine de prison (avec sursis) qu’il risque aujourd’hui et qu’il risquera toujours demain. Cela concerne les militants syndicaux bien sûr, mais aussi tous les mouvements politiques et sociaux. On peut penser à Greenpeace ou Extinction-Rebellion par exemple, dont les actions coup de poing sont régulièrement suivies d’une action en justice. Pour les opposants au projet de loi c’est donc une atteinte aux droits fondamentaux  (le droit de manifester en est un). Pour le ministre de la justice et ceux qui le soutiennent c’est au contraire un outil de plus pour décourager les casseurs qui profitent des manifestations pour se livrer à des dégradations ou à des actes de violence. A-t-on besoin de cet outil de plus ou l’arsenal judiciaire actuel suffisait-il ? C’est toute la question, je ne vais pas trancher le débat ici.

Cette manifestation est surtout l’occasion pour les syndicats d’envoyer un message aux partis de la majorité. Ce message tient en une phrase : “vous ne nous écoutez plus”. C’est d’ailleurs ce que dit très clairement le président  de la FGTB (le syndicat socialiste)  Thierry Bodson dans des interviews publiées ce matin par Le Soir et par L’Echo : “il y aura un avant et un après si PS et Ecolo votent ce projet de loi”.  Petite phrase en forme avertissement, presque en forme de menace, qui visent nommément deux formations politiques qui sont théoriquement proches du mouvement syndical. Ce qui pause problème tient sur deux pages,  poursuit le leader syndical “quelle bêtise de ne pas les mettre à la poubelle et de passer à autre chose. J’espère qu’Ecolo et le PS vont pousser à une révision de la copie.”

Cette question de la relation entre syndicat et parti politique est le nœud du problème. Sur les questions de pouvoir d’achat, d’âge de départ à la retraite, de flexibilité du temps de travail, de protection des travailleurs dans la grande distribution – avec la mise en franchise de toute une série de magasins – de financement de la sécurité sociale et d’impôt sur la fortune les syndicats ont le sentiment d’être désormais ignorés. Comme si les débats politiques se déroulaient désormais dans une autre sphère, et qu’il y avait une sorte de paroi étanche, entre ce qui se discute en politique et ce qui agite les syndicats. Que les arguments des uns ne parvenaient plus aux oreilles des autres. Ça marche dans les deux sens, et ce fossé n’est pas anodin.  La démocratie, ce n’est pas que le rapport de force entre partis démocratiquement élus et légitimes. C’est aussi l’articulation entre les pouvoirs politique, économique, la justice, les organisations syndicale, les médias et la société civile (liste non exhaustive). Quand le politique donne l’impression de se couper du monde, de fonctionner en vase clos, il alimente les discours anti-système. Quand les syndicats visent le monde politique et le cloue au pilori c’est la même chose. À 9 mois des prochains élections il serait nécessaire que tout le monde retrouve une certaine qualité d’écoute, pour mettre un peu d’huile dans l’ensemble des rouages d’un système démocratique qui est en train de grincer.

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05 octobre 2023 - 11h33
Modifié le 05 octobre 2023 - 11h33