L’édito de Fabrice Grosfilley : la fin du tabou ?
Les digues ont-elles cédé ? L’extrême droite est-elle devenue aujourd’hui un courant politique qu’on ne rejette plus et avec lequel il est désormais acceptable de former des coalitions pour gouverner ? J’appartiens à une génération qui a longtemps cru que la présence de partis d’extrême droite dans un exécutif était quelque chose qui ne se discutait pas, et ne se discuterait jamais. C’était inenvisageable. Moralement, politiquement, démocratiquement inenvisageable. À chaque performance électorale des partis d’extrême droite, il y avait des cris, des mobilisations, des éditoriaux cinglants, des manifestations. Par exemple quand Jean-Marie Le Pen obtenait 14 % des suffrages aux élections présidentielles de 1988 en France. Trois ans plus tard, quand le Vlaams Blok décrochait 12 sièges au Parlement fédéral belge, on parlait alors de « dimanche noir ». Ou encore quand Jörg Haider, leader d’extrême droite, accédait au pouvoir en 1999 en Autriche grâce à une coalition avec les libéraux. À l’époque, Louis Michel déconseillait même d’aller skier en Autriche. Ces événements et les émotions qu’ils suscitaient appartiennent désormais au passé.
Jean-Marie Le Pen est arrivé au second tour de l’élection présidentielle de 2002, et sa fille Marine a repris le flambeau, devenant une candidate sérieuse pour la prochaine élection. Le Vlaams Belang a remplacé le Vlaams Blok et est aujourd’hui le deuxième parti de la région flamande. Le FPÖ, héritier politique de Haider, participe à plusieurs coalitions régionales en Autriche et est arrivé en tête des élections européennes de juin dernier. L’extrême droite n’est plus une péripétie ni un fantasme ; elle fait partie du paysage politique.
Pour ma génération, les choses étaient pourtant jusqu’ici très claires. On ne s’associe pas avec l’extrême droite. On ne lui fait pas le cadeau de participer au pouvoir. On ne l’aide pas à gagner en respectabilité ou en notoriété. On la combat. On rappelle sans relâche sa responsabilité dans les horreurs de la Seconde Guerre mondiale : l’extermination systématique des Juifs, des Tziganes, des homosexuels, des militants communistes et des résistants déportés ou fusillés, et la mise sous cloche des libertés. Ce qui s’était passé, peu avant, dans les années trente, mérite d’ailleurs qu’on s’y arrête : la crise économique, l’absence de perspectives positives, l’essoufflement des régimes démocratiques englués dans un parlementarisme difficile à suivre, la montée de l’antisémitisme, l’influence des courants antiparlementaires, et dans la presse de l’époque, l’utilisation de la propagande pour désigner des boucs émissaires ou justifier le recours à des pouvoirs forts. Je ne veux pas franchir le point Godwin, mais il y a entre cette époque et celle que nous vivons aujourd’hui quelques similitudes évidentes.
Cela fait 80 ans que nous avons la chance de vivre sur un continent à l’abri de la guerre, débarrassé du nazisme en Allemagne et du fascisme en Italie. Il a fallu attendre un peu plus longtemps pour que la démocratie s’impose en Espagne et au Portugal. Aujourd’hui, l’extrême droite nationaliste est de retour en Hongrie, plébiscitée à intervalles réguliers. En Flandre, en France, en Italie, dans certaines régions d’Allemagne, elle progresse. Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale s’estompe. L’extrême droite et le nationalisme ne font plus peur. Au contraire, chez les plus jeunes, ces idées rencontrent un succès indéniable. Et l’extrême droite, portée par de jeunes loups propres sur eux comme Jordan Bardella, joue habilement la carte de la politique « people », où la posture l’emporte sur le programme. Elle séduit aussi les classes populaires, où l’on se sent snobé par les élites gouvernementales, tandis que le populisme, qui consiste à opposer le peuple à ses dirigeants, y fait des ravages. Succès également dans certains milieux économiques, où l’on ne voit pas forcément d’un mauvais œil une politique réduisant drastiquement la couverture sociale pour laisser faire le marché : moins d’impôts, moins de règles, plus de concurrence, et une main-d’œuvre toujours moins chère… C’est bon pour les affaires.
Ce matin, ma génération est hébétée. Hébétée de voir qu’en France, Marine Le Pen est en mesure de faire chanter Michel Barnier, d’imposer ses choix si le Premier ministre ne veut pas s’exposer à une motion de censure. L’extrême droite n’est pas au pouvoir en France, mais elle est bien en mesure de peser sur la politique française. Hébétée de voir qu’au Parlement européen, des élus d’extrême droite (parfois ouvertement eurosceptiques) siègent désormais au sein de la Commission européenne. Et la présidente de cette Commission, Ursula von der Leyen, a pu compter sur le soutien de leur famille politique pour installer son équipe. Hébétée aussi de constater que les propos racistes, populistes et nationalistes ont droit de cité dans nos débats politiques, et que plus personne ne s’en émeut vraiment.
Je sais que cet éditorial n’y changera rien. Et pourtant, ce matin, j’avais envie de relever la tête, de regarder les choses sur la longueur, de vous regarder dans les yeux et de partager ce constat. Ce qui était tabou hier, ce qui relevait pour ma génération de l’impensable, est en train peu à peu de devenir une nouvelle normalité. Le cordon sanitaire existe encore en Belgique francophone, c’est vrai. Mais nous sommes désormais, très clairement, une exception.
Fabrice Grosfilley