L’édito de Fabrice Grosfilley : faire société
Des rassemblements spontanés, deux soirs de suite. Un nouvel hommage organisé ce matin à 10 heures (correctif : ce sera finalement 13h) à l’appel de la famille. Une fresque peinte par l’artiste HMI au square Jacques Brel, près de la rue Dansaert (on y voit le visage de Fabian, souriant, faisant le V de la victoire). Depuis deux jours, les manifestations d’hommage au jeune garçon se multiplient. Au parc Élisabeth, lors des veillées organisées ces deux derniers jours, on peut voir des bougies, des fleurs, des dessins d’enfants, déposés à proximité de l’endroit où la collision mortelle a eu lieu. Ce qui frappe dans ces initiatives, c’est la mobilisation des familles. Des parents qui viennent avec leurs enfants. Parce que ce drame résonne en eux. Parce qu’ils ou elles ont la capacité de comprendre et de partager la douleur d’une autre famille, qui leur ressemble.
De la famille de Fabian, on ne sait pas grand-chose. Qu’elle est originaire de Moldavie, qu’elle est arrivée à Bruxelles il y a cinq ans et s’est installée dans la commune de Jette. Parcours classique lié à l’immigration. Des gens modestes qui rêvent d’une vie meilleure. C’est le parcours de nombreuses familles immigrées, et c’est aussi pour cela que ce drame résonne si fort au sein de la population bruxelloise. Une famille en deuil qui réagit avec dignité. Les affichettes appelant au rassemblement de ce matin évoquent un moment de recueillement qui se fera “avec douceur et dignité”.
Pas d’émeute, pas de manifestation de colère, une certaine retenue — même s’il y a toujours, à ce stade, beaucoup de questions sans réponse. C’est évidemment le deuil et le chagrin lié à la perte d’un enfant qui écrase tout le reste. Le fait que ce deuil soit si partagé, cela dit aussi à quel point la société bruxelloise, dans ces moments-là, se retrouve, existe, s’accorde, partage. Malgré nos différences d’origine, de classe sociale, malgré nos divergences philosophiques, religieuses, politiques, nous sommes tous capables de nous retrouver dans la famille de Fabian. Tous capables de nous identifier à elle.
S’identifier à elle, cela veut dire comprendre la peine, comprendre la sidération, la partager. Comprendre qu’on ne peut, aujourd’hui, pas réellement comprendre ce qui s’est passé. Parce que nous n’y étions pas lundi soir, que nous n’avons pas vu ce qui s’est passé. Parce qu’il y a une enquête en cours et qu’il faut la laisser se dérouler. Parce qu’il faudra aussi entendre les explications des policiers, leurs motivations, pour avoir une vue d’ensemble des événements. On ne peut pas se contenter d’un seul point de vue pour comprendre l’enchaînement des faits. Il faudra analyser tous les éléments et le faire avec un œil critique. Cela prendra un peu de temps.
Ces policiers font d’ailleurs partie de nous, de la société bruxelloise. Et il ne faudrait pas croire que l’émotion qui est la nôtre n’est pas aussi la leur. Ce n’est pas parce qu’on porte un uniforme ou un brassard orange qu’on n’est pas aussi un père ou une mère de famille. Et ce n’est pas parce qu’on a pour métier de courir après la délinquance qu’on n’est pas capable de comprendre qu’il y a eu un drame, qu’on aurait dû l’éviter, et que des erreurs ont peut-être été commises.
Aujourd’hui, nous sommes en capacité de nous réunir derrière la famille de Fabian. C’est une réponse qu’on peut opposer à tous ceux qui voudraient nous diviser. Ceux qui voudraient opposer les immigrés aux Belges qui n’ont jamais quitté le pays, opposer l’immigration venue d’Europe de l’Est aux vagues précédentes venues d’Afrique ou du Maghreb. Opposer aussi les plus démunis à ceux qui n’ont pas de problème de trésorerie, opposer les locataires aux propriétaires, ou encore opposer les Bruxellois — les habitants de cette ville bizarre, qu’on ne comprend pas, qui nous fait peur, qu’on trouve sale et bruyante — à ces campagnes flamandes ou wallonnes, si bucoliques et forcément bien mieux gérées.
Voilà : malgré nos différences, nous portons tous une petite part d’émotion liée à la mort de cet enfant. Et c’est justement pour cela que nous sommes capables de reconnaître une part de nous dans ce voisin qui, en apparence, est si différent de nous. Et qu’au final, nous sommes bien capables de faire société.
Fabrice Grosfilley





