L’édito de Fabrice Grosfilley : à quoi sert l’État de droit ?
À quoi ça sert l’État de droit ? Pourquoi a-t-on prévu une séparation des pouvoirs ? Pourquoi demande-t-on au parlement de contrôler le gouvernement, et non pas l’inverse ? Pourquoi la justice est-elle indépendante et non pas soumise au pouvoir exécutif ? La réponse à ces questions n’est pas qu’un exercice théorique, un amas de concepts surannés qu’on enseigne aux écoliers et aux étudiants, un héritage de la philosophie des Lumières qui commencerait à sentir la naphtaline. Non, la réponse à ces question éclaire notre monde d’aujourd’hui.
C’est donc au nom de l’État de droit et de la séparation des pouvoirs qu’en France le Conseil constitutionnel vient de censurer une grande partie de la loi immigration adoptée par les députés à la mi-décembre. Précisons le terme censure qui pourrait être ambigu : il s’agit de déclarer un texte non-conforme aux règles de droit, pas de se prononcer sur le fond. Le processus qui avait abouti à ce vote avait été tumultueux. Le texte initial préparé par le ministre de l’Intérieur avait d’abord été recalé par les parlementaires, faute de majorité. Il avait ensuite été considérablement remanié et durcie, pour obtenir un ralliement de la droite, les Républicains, et de l’extrême-droite, le Rassemblement National. Les concessions faites à la droite dure pour obtenir son ralliement avait été vécu comme un renoncement par de nombreux défenseurs des droits de l’homme. Le durcissement du projet (qui n’avait plus du tout “l’équilibre” vanté au départ) avait fragilisé le camp d’Emmanuel Macron. Près de 60 députés membres de la majorité avait refusé de voter et un ministre avait même démissionné.
Un peu plus d’un mois plus tard le désaveu est donc cinglant. Sur les 86 articles adoptés par le Parlement, 32 sont censurés totalement ou partiellement. Le Conseil constitutionnel leur reproche un lien insuffisant avec l’objet du projet de loi. C’est ce qu’on appelle la technique de la “cavalerie parlementaire”. Prendre un projet de loi et y fourguer des articles qui n’ont pas grand chose à voir. Non, un projet de loi cela doit être étayé, avec un préambule , une démonstration, on ne peut pas s’éloigner impunément de l’objectif. Ou alors on dépose un autre projet. Légiférer est une chose sérieuse. Sont donc retirés de la loi immigration, l’allongement de l’obligation de résidence pour pouvoir bénéficier de certaines protections sociale, ou encore le durcissement des critères pour le regroupement familial. La possibilité d’ instaurer des quotas pour limiter l’immigration a été jugée complétement inconstitutionnelle.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus rien dans ce texte : l’accélération des procédures pour expulser les étrangers délinquants par exemple a été validée. Mais le coup de barre à droite toute, qui était le résultat d’une tractation politique n’était pas juridiquement pas suffisamment étayé. Une sorte de bricolage dans l’urgence et sous la pression. C’est cela qui est donc retoqué par le Conseil constitutionnel. Rien n’empêche le gouvernement et les parlementaires d’y revenir, à condition de réintroduire des projets de loi, de les rédiger convenablement, et bien sûr trouver une majorité pour les voter. Séparer les pouvoirs, cela sert donc à cela : permettre à des juges d‘obliger le législateur à travailler dans les règles, bénéficier d’un garde-fou contre les excès et la tentation de l’autoritarisme. Il n’y avait pas d’urgence. On aurait pu se donner le temps de travailler correctement. On notera au passage une certaine forme d’amateurisme dans le chef des parlementaires eux-mêmes.
Cela se passe en France, mais on doit se poser aujourd’hui la question de savoir si cela pourrait se passer en Belgique. Conseil d’État, Cour constitutionnelle, Cour des comptes, mais aussi procédure de conflit d’intérêt ou sonnette d’alarme : dans l’architecture institutionnelle complexe qui est la notre, nous avons nous aussi des organes de contrôle. Cela n’empêche pas le politique d’avoir parfois la tentation de passer outre l’avis de la justice. C’est le cas notamment sur le dossier de l’asile, où la majorité d’Alexander De Croo a choisi délibérément de s’assoir sur les milliers de condamnations dont elle a fait l’objet pour défaut de capacité d’accueil. Un gouvernement qui passe outre une décision de justice, c’est un gouvernement qui s’assied sur l’équilibre des pouvoirs. C’est un gouvernement qui, pour des raisons de basse politique, ouvre la porte à un contournement des principes démocratiques ou, pire, décide de mettre la justice au pas. Cela ne se passe pas en Hongrie. Cela a failli se passer en France, mais les juges ont eu le dernier mot et l’exécutif ne le conteste pas. Cela se produit en revanche chez nous en Belgique depuis des mois.