Arts de la scène confinés : la création théâtrale en équilibre précaire
Ils gardent portes closes. Depuis le 13 mars, les salles de théâtre restent vides. Mais les équipes sont sur le pied de guerre. Comment faire face ? Comment gérer les spectacles annulés, ou postposés? Comment garantir la rémunération des artistes ? Et puis comment envisager l’avenir ? A ce jour, elles n’ont aucune certitude.
Sur les sites web des théâtres, partout la même chanson : annulé, postposé, déprogrammé. Tous les spectacles prévus depuis la deuxième quinzaine de mars et jusqu’à fin avril sont concernés. Les plus chanceux seront déplacés. Mais ce ne sera pas le cas de tous.
“Nous étions en répétition, à une semaine de la première, quand la décision d’annuler tous les événements publics a été annoncée. Cela a été très difficile, psychologiquement, pour les équipes.”, raconte Paul Decleire, metteur en scène, à la tête de la compagnie La Berlue. La pièce de théâtre qu’il dirigeait, “Saule, pieds nus dans les aiguilles”, était à l’affiche du Rideau de Bruxelles fin mars. Mais dans son malheur, la compagnie a pu au moins bénéficier d’une reprogrammation, début 2021. Les acteurs et actrices auront droit au chômage temporaire, car leur contrat démarrait avant le 13 mars et était toujours en cours. Beaucoup n’ont pas cette “chance”. Car ceux et celles dont le contrat commence après le 13 mars, n’ont pas droit au chômage temporaire. L’accès au mécanisme souffre en effet de nombreuses restrictions, explique Paul Decleire. La Compagnie La Berlue elle-même est confrontée à une situation bien plus difficile avec un autre spectacle destiné à partir en tournée au mois de mai, et bien évidemment sous le coup d’une annulation lui aussi. Les organisations qui devaient l’accueillir ne pourront pas indemniser les équipes. Celles-ci, sous contrat après le 13 mai, ne peuvent prétendre au chômage temporaire. Alors pour soutenir les troupes, la Compagnie a choisi d’assurer elle-même le paiement des indemnités pour une partie des jours de représentation concernés. “Pour beaucoup de jeunes artistes qui n’ont pas droit au chômage temporaire, la situation est dramatique.”, poursuit Paul Decleire.
“Il s’agit dans bien des cas de survie”
Dans les théâtres, la situation est chaotique. Chaque structure gère la situation comme elle le peut, les cas sont très variables. “Pour tout le monde, c’est une vraie catastrophe.” : le constat de Fabrice Murgia est largement partagé. Le directeur du Théâtre National assure que tous les artistes programmés en mars et en avril seront payés “Nous avons les reins financiers suffisamment solides pour assurer les salaires des artistes non éligibles au chômage temporaire, mais ce n’est pas le cas de tout le monde.” Et pour mai et juin, c’est déjà plus incertain : “Nous sommes dans un monitoring financier des dégâts.” Et les réponses varient en fonction d’une infinité de cas de figure, de catégories, de types de spectacles.
Au Rideau de Bruxelles, le directeur, Michael Delaunoy, a poussé hier un coup de colère dans un post publié sur Facebook : Il s’agit d’emploi, écrit-il.”Ce que je vais dire pourra peut-être paraître à certains dérisoire. (…) Mais les questions liées à l’emploi ne sont jamais dérisoires. Il ne s’agit pas de sauver des vies. Mais il s’agit quand même dans bien des cas de survie.” Face aux difficultés d’accès au chômage temporaire – “on voit une absence totale de prise en considération de la réalité du terrain de la part de la ministre fédérale de l’Emploi.” – le théâtre a pris lui aussi la décision d’honorer tous les contrats, lorsque les artistes n’y ont pas droit et ne bénéficient pas d’indemnités. Pas facile pour autant pour les compagnies. Ainsi, explique Alexandre Caputo, directeur des Tanneurs, en ce qui concerne les spectacles du mois de mars reportés à la saison prochaine, les artistes seront payés lors de la représentation. Ils feront donc face aujourd’hui à un manque financier. “Mais on ne peut pas les payer deux fois.” Et puis il y a les spectacles programmés après les vacances de printemps, pour lesquels les répétitions n’ont pas commencé, les contrats ne sont donc pas effectifs, “mais on ne sait pas encore s’ils seront maintenus ou pas. Comment gérer cela ?“, interroge-t-il ? “Si les spectacles sont purement et simplement annulés, les artistes doivent être payés, même si cela doit grever notre budget. Mais nous avons finalement peu de spectacles concernés.“, estime Sylvie Somen, directrice du Théâtre Varia. “Pour les représentations reportées, il faut garder de la réserve. Les artistes seront payer plus tard. Ce qu’ils n’ont pas aujourd’hui, ils l’auront demain.” L’impact sur les budgets des théâtres ? Difficile à évaluer. Michael Delaunoy : “On est en train de chiffrer nos pertes. Mais là on arrive à la fin du mois, on doit prendre des décisions et on travaille à l’aveugle.”
“Le secteur culturel est l’un de ceux qui souffre le plus“
Car pour l’instant, les réponses du côté du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles sont encore floues. Celui-ci a décidé d’allouer un fond d’urgence : 50 millions d’euros d’aide pour tous les secteurs touchés par les mesures de confinement. Soit : la culture, mais aussi la petite enfance, les hôpitaux universitaires, la jeunesse, le sport, l’enseignement etc. Chaque ministre devra adresser ses demandes au gouvernement. Autant dire que les arbitrages seront difficiles. “La crise est inédite. Il y a eu de multiples rencontres avec les différentes fédérations et associations professionnelles des arts de la scène pour faire remonter l’ensemble des demandes, et voir quelles solutions mettre en oeuvre.”, répond Nicolas Parent, le porte-parole de la ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Bénédicte Linard (Ecolo). Il ajoute : “Il est clair que le secteur culturel est l’un de ceux qui souffre le plus, il sera l’un des bénéficiaires principal du fond d’aide. Le travail est en cours.” Des mesures prévoient aussi l’assouplissement des obligations nécessaires à l’obtention de subventions ainsi que des prêts de trésorerie.
Des conséquences en chaîne
“La grande difficulté, la grande interrogation, c’est l’avenir “, s’inquiète Sylvie Somen. “Pour les premiers spectacles à l’affiche à la rentrée, les répétitions sont prévues en juin. Vont-elles pouvoir commencer? ” D’autant qu’une interrogation pèse sur les fonds provenant du Tax Shelter. Une grande partie du financement des productions repose sur le mécanisme. “C’est un apport immense d’aide à la création. “, poursuit la directrice du Varia. Or la crainte que les investisseurs se désengagent, vu l’incertitude qui pèse sur le secteur, est évoquée par tous nos interlocuteurs. “Le Tax Shelter couvre 30% des productions.”, estime Michaël Delaunoy. ” Les difficulté qu’il va y avoir à faire aboutir certains spectacles par la suite seront considérables.”, conclut, inquiet, Paul Decleire. Victime de conséquences en chaîne, la saison théâtrale prochaine sera inévitablement bousculée.
Sabine Ringelheim – Source Photo : Site web du théâtre Varia