Devoir de mémoire, l’édito de Fabrice Grosfilley

Ce jeudi, Fabrice Grosfilley évoque dans son édito la commémoration du meurtre raciste d’Ahmed et Habiba Isnasni qui s’est produit il y a 20 ans à Schaerbeek et les enseignements à en tirer.

D’un côté, il y a des pages qu’on aimerait tourner, des maux (mots) qu’on préférerait oublier, des situations dont on voudrait croire qu’elles appartiennent au passé. Et puis de l’autre il y a un devoir de mémoire. Et ces jours-ci, ce devoir de mémoire, il frappe très fort à la porte de nos consciences bruxelloises.

En 2022, nous aurions envie de croire que le monde est meilleur. Que le caractère multiculturel de Bruxelles est un fait. Que la coexistence de populations qui viennent d’horizons différents, qui parlent différentes langues, qui prient différents dieux, ou pas de Dieu du tout, qui peuvent se vêtir, manger, penser différemment, que cette coexistence ne doit en théorie plus poser de problèmes.

Nous avons, en théorie, tous les outils qu’il faut pour que cela soit le cas. Des lois qui condamnent le racisme, un organisme officiel, Unia, chargé de traquer les discriminations, des associations qui veillent au grain, et de très nombreux citoyens ou citoyennes de bonne volonté pour qui le vivre-ensemble ne doit pas être qu’un slogan marketing.

Mais à Bruxelles, en 2022, il y a la théorie et la pratique. Si vous suivez l’actualité bruxelloise, vous savez donc qu’il y a quelques jours, on a tagué le mot « juif » sur des habitations à Uccle. Qu’un président de parti a estimé qu’il ne sentait pas en Belgique quand il traversait Molenbeek. Que tous les jours, des individus, anonymes ou pas, postent des propos ouvertement racistes sur les réseaux sociaux. Ne pas vouloir le voir, ne pas souhaiter le dénoncer, banaliser le racisme, quel que soit le groupe qui est visé, est au mieux un manque de courage, au pire une forme de complicité avec ceux qui par intérêt ou par bêtise tentent de dresser des populations les unes contre les autres.

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Dans deux jours à Bruxelles, on commémorera un crime raciste. Celui d’Habiba El Hajji et Hamed Isnani, c’était rue Vanderlinden à Schaerbeek. L’assassin est un militant du Vlaams Blok, il n’a probablement pas digéré que la veille, Jean-Marie Le Pen soit battu aux élections présidentielles françaises. Après avoir tué les parents, il met le feu à l’appartement. C’est un voisin qui ira sauver les enfants parce que les pompiers et les policiers craignent de s’avancer de peur de prendre une balle. Nous sommes 20 ans après, Kenza Isnani, la fille des victimes, demande à ce qu’on n’oublie pas, et que la rue Vanderlinden porte le nom de ses parents à l’avenir. Vous avez pu l’entendre dans le 12h30 de BX1, interview est à retrouver sur notre site.

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À 20 ans d’intervalle, il y a quand même des similitudes qui doivent nous alerter. Le fait que deux membres de la famille Le Pen se retrouvent au second tour d’une élection présidentielle par exemple. Ou que la commune de Molenbeek serve de marchepied à un homme ou une femme politique en manque de reconnaissance. Qu’on tague des slogans antisémites ou qu’on profane des cimetières. Parce que c’est la même haine de l’autre, la même pulsion de la peur et du rejet qui s’exprime, même si les cibles sont différentes.

Alors, vous allez me dire que l’histoire ne repasse pas les plats. C’est la phrase écrite par Céline, écrivain antisémite et collaborateur. Ce à quoi le journaliste André Frossard, résistant, torturé et arrêté par la Gestapo, ce qui lui vaudra d’être décoré par le général De Gaulle, avait répondu qu’il arrive que l’histoire repasse les plats, mais que ce sont rarement les meilleurs.

Alors, 20 ans après le crime raciste de la rue Vanderlinden, au moment où des tags antisémites envahissent nos murs et les injures nos réseaux sociaux, on forme le vœu que ces petits rappels de la mémoire ne tombent pas aux oubliettes de l’indifférence. Et qu’au moment où justement des hommes politiques négocient une nouvelle charte de la démocratie avec un cordon sanitaire “newlook”, ils aient bien conscience de l’actualité et du sérieux de ces enjeux.

Un édito de Fabrice Grosfilley