Un décret paysage toujours sans données fiables ? “Le gouvernement se condamne à avancer à tâtons, dans le noir”
Pour éviter de nouvelles crises sur le décret paysage, la législation avait prévu que le gouvernement collecte auprès des établissements des données lui permettant d’anticiper et d’évaluer les risques de non-finançabilité des étudiants du supérieur. Mais dans l’avant-projet du décret-programme du gouvernement Degryse, que BX1 a pu consulter, cette collecte de données a disparu. “Le gouvernement pourrait à nouveau se retrouver face à des chiffres alarmants, sans pouvoir rassurer“, nous indique-t-on.
Un des éléments qui a entraîné la crise de l’an passé autour du décret paysage est le manque de données chiffrées permettant d’anticiper et d’évaluer les risques d’exclusion des étudiants. Personne ne pouvait déterminer précisément les risques des mesures sur la finançabilité. L’absence de collecte de données de risques de non-finançabilité ne permettait donc pas de “gérer” la réforme au fur et à mesure de son implémentation, c’est-à-dire d’agir préventivement en fonction des conséquences des différentes mesures.
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Le décret de mai 2024 porté par le PS et Ecolo visait notamment à pallier ce problème. L’article 29, qui concernait l’évaluation du décret par l’ARES (l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur) et les services du gouvernement, a été remplacé par l’article 9. Dans celui-ci, il est précisé que l’ARES et les services du gouvernement doivent effectuer un pilotage régulier et une évaluation du décret. “Les établissements récoltent les données chiffrées nécessaires à ce pilotage et les transmettent à l’ARES et aux services du Gouvernement”, est-il indiqué dans le décret. “L’évaluation porte sur le parcours individuel des étudiants, en ce compris la diplomation, la finançabilité et les réorientations, avec un chiffrage des étudiants encourant une perte de finançabilité au terme de l’inscription en cours ou un risque de perte de finançabilité au terme de l’inscription suivante, ainsi qu’un chiffrage des motifs de cette perte ou risque de perte. Cette évaluation porte également sur l’organisation des établissements, en ce compris l’impact sur leur financement.”
Cet article parle donc de deux types de données : les données statistiques (taux de diplomation, taux de finançabilité, etc.) et les données à but de gestion (risques de non-finançabilité au terme de l’inscription en cours et de l’inscription suivante, avec identification des motifs de ce risque de perte). Ces dernières données, collectées par les établissements scolaires, doivent permettre d’anticiper ce qu’il risque de se passer pour les étudiants, en fonction des règles mises en place.
En septembre, l’ARES a validé cet objectif de pilotage et d’évaluation dans un avis. L’Académie a cependant pointé un manque de clarté dans l’article 9 et a demandé des modifications afin qu’il soit mieux opérationnalisé : hausse des moyens humains, répartition des rôles, définitions statistiques partagées, etc. De plus, l’ARES demandait une séparation de l’article en deux articles distincts : un pour les données statistiques, l’autre pour les données à but de gestion.
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“Envoyer des cohortes au crash-test et corriger après”
L’avant-projet que nous avons consulté n’a pas suivi cet avis et abroge l’article 9. Désormais, seules les données statistiques sont demandées aux établissements scolaires. Ces données correspondent à ce qui se passe a posteriori, à savoir le comportement des étudiants par rapport au passé. Les données à but de gestion ne seraient, elles, plus collectées.
Le “chiffrage des étudiants encourant une perte de finançabilité au terme de l’inscription en cours ou un risque de perte de finançabilité au terme de l’inscription suivante, ainsi qu’un chiffrage des motifs de cette perte ou risque de perte” est absent du nouveau projet de décret. L’impact des règles sur les risques futurs de non-finançabilité des étudiants ne sera dès lors plus pris en compte.
Contactée, une source nous indique qu’en supprimant la demande de collecte des données à but de gestion des risques de non-financabilité, le gouvernement Degryse risque d’être confronté aux mêmes problèmes que l’an dernier. D’un côté, “le gouvernement pourrait à nouveau se retrouver face à des chiffres alarmants, mais sans pouvoir rassurer les étudiants”.
D’un autre côté, sans ces données de gestion, le gouvernement sera dans l’incapacité “d’identifier et donc de sauver les étudiants qui seraient en risque d’exclusion, mais sur un parcours de réussite”. “Sans les données et sans modèle de gestion, il ne sera pas possible de modifier les mesures qui posent problème parce qu’on n’aura pas été en mesure de les identifier précisément. On ne saura pas quelle mesure amène quelle conséquence. La seule façon de connaitre quelle règle est problématique, ce sera d’envoyer des cohortes au crash-test et de corriger après… avec les dégâts irréparables et les parcours brisés que l’on connait.”
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Enfin, le gouvernement Degryse se priverait d’un outil alors qu’il a annoncé une future modification des règles de parcours et de finançabilité. “Avec des données qui permettent de construire un nouveau modèle de gestion, cela permettrait au gouvernement de tester sur ces données les effets attendus de modifications envisagées de règles. Sans ces données, le gouvernement se condamne à avancer à tâtons, dans le noir.”
De son côté, la Fédération des Étudiants francophones regrette “que l’avis de l’ARES n’ait pas été respecté en ne prévoyant pas la récolte de données qui pourraient permettre un pilotage des réformes à venir de l’enseignement supérieur. Sans outil de gestion anticipative des risques, la Fédération Wallonie-Bruxelles se borne à ne pas pouvoir évaluer l’impact de ses politiques publiques et risque de revivre des situations de crises comme celle que nous avons connues au dernier quadrimestre“.
Le cabinet d’Elisabeth Degryse, quant à lui, n’a pas encore répondu à nos sollicitations.
La peur d’une exclusion massive d’étudiants
Pour rappel, en mars dernier, la Fédération des Étudiants francophones (FEF) manifestait dans les rues de Bruxelles afin que le décret paysage soit corrigé. Selon la fédération, 75.000 étudiants étaient menacés d’expulsion à cause du durcissement des règles de finançabilité. Valérie Glatigny, ancienne ministre de l’Enseignement supérieur, avait réagi à ces propos au micro de Michel Geyer. Selon elle, ces chiffres n’étaient “pas du tout étayés”. Elle parlait même de chiffres “complètement fantaisistes”.
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De leur côté, les établissements scolaires parlaient eux aussi d’une augmentation possible du nombre d’exclusion, tout en étant plus tempérés que la FEF. Le gouvernement, quant à lui, ne pouvait pas produire ses propres projections quant aux risques des différentes mesures, faute d’avoir construit une récolte anticipative de données chiffrées.
Après de longues négociations, le PS et Ecolo, avec le soutien du PTB, ont voté un moratoire temporaire sur le décret paysage version « Glatigny », brisant dès lors la majorité MR-PS-Ecolo.
Emilie Vanhemelen – Photos : Belga