L’édito de Fabrice Grosfilley : le goût du risque

Atomiser la gauche, c’est fait. Atomiser la droite, c’est en cours. Atomiser l’extrême droite, c’est loin d’être gagné, c’est même plutôt le contraire. Le Rassemblement National est plus fort que jamais. Voici le bilan politique d’Emmanuel Macron pour ce mois de juin 2024, avec une France au bord du gouffre. Le président français ayant décidé de dissoudre l’Assemblée nationale, les Français sont appelés à voter le 30 juin et le 7 juillet pour désigner de nouveaux députés.

Ce coup de poker d’Emmanuel Macron, dissoudre l’Assemblée et convoquer des élections législatives, est la conséquence d’une nette victoire de l’extrême droite aux élections européennes. Le Rassemblement National de Jordan Bardella l’a nettement emporté : avec  31,4% des voix, il décroche 30 députés. “Besoin d’Europe”, la liste emmenée par Valérie Hayer pour la majorité présidentielle, en aura 13, c’est moins de la moitié, tout comme “Réveiller l’Europe”, la liste socialiste emmenée par Raphaël Glucksmann. En France, dimanche soir, il y avait donc un parti dominant, l’extrême droite, et d’autres formations qui ne boxent désormais plus dans la même catégorie.

Pourquoi dissoudre l’Assemblée nationale et convoquer de nouvelles élections dans ce contexte ? C’est la question à laquelle on a du mal à répondre ce matin. On essaie de se mettre dans la tête d’Emmanuel Macron. Pourquoi prendre le risque de provoquer un raz de marée à l’Assemblée nationale et se retrouver avec un groupe d’extrême droite dominant ? Pourquoi renvoyer Gabriel Attal en campagne alors qu’il n’est Premier ministre que depuis 5 mois ?

Aujourd’hui, le Rassemblement National compte 88 députés. Le groupe Renaissance, le parti d’Emmanuel Macron, en a 169, et si on élargit aux alliés du MoDem et d’Horizons, on atteint 250 députés (sur 577). Demain, le rapport de forces risque de s’inverser. Les sondages donnent déjà 32% d’intentions de vote au Rassemblement National, de loin le premier parti donc, et Jordan Bardella s’est déclaré candidat Premier ministre. C’est dans ce contexte que le président du parti Les Républicains, Éric Ciotti, a annoncé une alliance avec l’extrême droite. LR et le RN iront donc ensemble aux élections. Un accord qui permet aux députés des Républicains, ils sont une soixantaine, de sauver leurs sièges, puisque le RN ne présentera pas de candidat en face d’eux. Cette annonce a provoqué beaucoup de remous hier, plusieurs cadres des Républicains ont protesté et demandent la démission d’Éric Ciotti.  Peut-on encore se rappeler que LR, c’est la suite du RPR de Jacques Chirac, qui avait fait barrage à Jean-Marie Le Pen en 2002, et que plus loin encore dans l’histoire, c’est le parti gaulliste, ce parti qui a soutenu le général de Gaulle, celui qui s’était dressé contre le maréchal Pétain ? C’est un retournement moral qui a de quoi troubler quelques militants historiques du camp gaulliste. Le problème, c’est que les militants historiques ne sont plus très nombreux et que la mémoire et la morale sont en train de se perdre dans des livres d’histoire qu’on n’ouvre plus beaucoup.

Essayons donc de nous mettre dans la tête d’Emmanuel Macron. Faire ce cadeau au Rassemblement National, lui permettre de devenir dans quelques semaines le premier parti de France et la première force de l’Assemblée nationale, c’est mettre l’électeur français face à ses responsabilités. Obliger les Français à choisir. Contraindre la classe politique au sursaut. C’est en cours à gauche, où un front populaire est en train de se constituer. Ce sera peut-être le cas à droite, où la décision d’Éric Ciotti est loin de faire l’unanimité. Cela galvanisera aussi peut-être les partisans du centre qui devront se rallier à Gabriel Attal. Mais pour le dire franchement, renverser la tendance en 15 jours, c’est quasiment mission impossible.

La prochaine Assemblée risque donc d’être plus éclatée que jamais. La majorité sera peut-être introuvable et la France risque de devenir ingouvernable. L’autre hypothèse est donc de voir une majorité de droite et d’extrême droite se dégager. Que cette alliance entre les Républicains et le Rassemblement National ne débouche sur une majorité parlementaire et que Jordan Bardella ne devienne effectivement Premier ministre. Le risque est réel, plausible, envisageable. Ce n’est plus une hypothèse de travail pour politologues en chambre, c’est une réalité qu’on touche presque du doigt.

On est toujours dans la tête d’Emmanuel Macron, ou on essaie. Le calcul est le suivant : mettre Jordan Bardella à Matignon, donner les clés du pays à l’extrême droite, c’est entrer dans une période de cohabitation. Avec un président qui sera donc en première ligne face au gouvernement et lui mettra des bâtons dans les roues sur la politique étrangères ou quand il s’agira de défendre les grandes libertés ou les institutions. Avec des partis traditionnels renvoyés dans l’opposition qui retrouveront une nouvelle vigueur et ne seront plus fatigués par l’usure du pouvoir. C’est aussi mettre le RN à l’épreuve. Démontrer son inexpérience. Plonger le pays dans le chaos, dans l’espoir que les Français soient dégoûtés et vaccinés. Ça, c’est un pari. Un sacré pari. Un mouvement disruptif, un coup de poker, comme le président Macron aime les tenter. Emmanuel Macron a le goût du risque, c’est sûr. Il aime le frisson et les surprises. La question est de savoir si c’est vraiment ce qu’on attend d’un président de la République.

Fabrice Grosfilley