Philippe Close : “On n’a pas le temps d’avoir peur ou de douter”
Pendant 18 mois, les bourgmestres bruxellois sont restés sur le pont. Chacun a dû gérer une crise sans précédent. Si la plupart des décisions ont pu se prendre collectivement, des spécificités ont existé selon les entités. Pour ce premier volet des bourgmestres sur le pont, Philippe Close (PS), à la tête de la Ville de Bruxelles, nous raconte son vécu.
Voyageons dans le temps et revenons en décembre 2019 lorsqu’on apprend qu’un nouveau coronavirus touche la Chine. Quel est votre état d’esprit?
Je n’y crois pas. On ne croit jamais que ça va arriver ici. On entend des médecins qui disent qu’il faut faire gaffe mais ça a l’air loin. Puis, les images de l’Italie interpellent. La première personne qui me fait prendre conscience de la gravité, c’est Jacques Créteur, médecin à Erasme. On est à un dîner et je m’emporte un peu en voyant le danger pour l’économie. Philippe Devos de l’Absym était très alarmiste. Je trouve que ses calculs sont dingues et Jacques me dit « mais, tu sais, il a raison ». J’ai un moment de flash et j’en discute avec ma femme. On est fin février et je me dis qu’il y a un truc mais je ne pense pas que la première mesure sera de fermer l’horeca.
L’annonce du premier confinement vous surprend?
Je me retrouve par hasard sur le plateau de la RTBF à “Jeudi en prime” avec Maxime Prévot. On devait faire 10 minutes de débat sur un thème politique et on se retrouve sur le plateau pendant 3h30. On attend la conférence de presse où ils décident du premier lockdown. Quand ils annoncent la fermeture de l’horeca, ma tête change. Je me souviens d’une phrase de Marc Van Ranst: « les techniques du Moyen-Age marchent ». Je me suis dit qu’il était fou, mais il avait raison. Je suis passé du doute complet à une prise de conscience et à une gestion de crise.
Comment se passe le début du confinement?
Le télétravail à la commune se passe très bien. On assure un service mais la vraie crainte, ce sont les hôpitaux, la police, les services de première ligne. Je me souviendrai toujours de m’être dit que les gens n’allaient plus venir pour soigner les autres. Ils avaient peur et on n’avait pas de matériel. On fait vite fabriquer des masques, des blouses. Des gens sont venus des écoles de promotion sociale. On a activé tous nos réseaux. Les premiers masques de la police, c’est Pierre Degand et Natan qui les ont fabriqués. On ne peut pas se dire qu’on va trier. Quand on est à l’entrée d’un hôpital, on ne peut pas dire à un gars qui se présente, tu ne rentres pas car on n’a plus de place. Si cela saute, c’est la fin du contrat social.
Au même moment, les maisons de repos voient les cas se multiplier. Elles ont été abandonnées selon vous?
Les maisons de repos de la Ville, ça a été mais les maisons de repos publiques ne représentent qu’un tiers. On doit réfléchir à l’accompagnement des seniors. On a dû envoyer l’armée parfois, c’est fou. Personne n’était prêt à une crise pareille.
Personnellement, comment vivez-vous ce premier confinement?
La journée se concentre à gérer de la crise et on dégage tout ce qu’il y a autour. Il n’y a plus qu’un seul dossier. La première vague n’est pas simple mais la vie s’arrête pendant ces deux mois. J’ai un fils qui part en France, tandis nous restons ici. C’est bizarre. A titre personnel, c’est beaucoup de boulot mais peu importe. On pense aux conséquences des actes d’interdiction et à l’étape d’après. Personne ne sait ce qui va se passer et on enchaîne des réunions qui partent dans tous les sens. On doit aller vite avec méthode, détermination et sang-froid. On n’a pas le temps d’avoir peur ou de douter. Ça, ça arrive après et pas pendant. Je ne suis pas angoissé pendant.
L’annonce du deuxième confinement vous a surpris?
Un jour, Marius Gilbert m’explique les exponentielles. Je reviens au bureau et je dis “on va tout refermer, c’est foutu”. Ça a été tout le temps un contre-la-montre. On doit “vendre” des choses extrêmement injustes alors que ce n’est pas encore la catastrophe. On est passé d’une gestion sauve-qui-peut à une gestion un peu plus réfléchie mais très dure. Sept mois de fermeture pour l’horeca, c’est injuste, mais on n’avait pas le choix. Heureusement, on a laissé l’école ouverte. D’autres choses ont bien fonctionné. C’est dans les crises que tu vois ce qui marche bien et ce qui ne marche pas, c’est une catastrophe. On a eu l’opportunité de loger des sans-abris. On s’est mobilisé. On a réquisitionné six hôtels. On a vu des gestes de solidarité. Les jeunes faisaient des récoltes de nourriture. J’ai toujours voulu voir ces gestes positifs. Ce qui était compliqué, c’était l’ordre public.
Vous avez dû gérer de nombreuses manifestations dont Black lives matter que vous autorisez malgré les critiques de la première ministre, Sophie Wilmès (MR).
Je voulais qu’on autorise les manifestations. On doit pouvoir s’opposer à nous, c’est le principe de la démocratie. Je dois autoriser Black lives matter, mais on doit l’encadrer. Je regrette que ça se termine mal mais c’est cela que j’explique à Wilmès. On a un émoi mondial et on ne peut pas tout bloquer. On doit s’adapter. On négocie en permanence. Parfois ça rate mais la plupart du temps ça se passe bien.
Sauf pour la Boum au bois de la Cambre…
Cela reste l’antithèse de ce que je veux pour la ville. Je sais que si je tolère l’événement, on a 20.000 personnes au bois pendant trois jours. On est en pic complet de la troisième vague. Là je me sent seul. Après 2h de préavis de la part de la police, j’ordonne le dispersement. Je sais que ça va être impopulaire, une image choc mais il faut cela. Le 1er mai, pour la Boum 2, c’est différent car ce n’est pas bon enfant. On a beaucoup de gens qui veulent en découdre. Quand on a un bourgmestre, un procureur du roi et une ministre de l’Intérieur qui disent “n’y allez pas”, je ne sais pas ce qu’il faut. On devait gérer et on l’a fait durement, c’est vrai. Les chevaux, c’est une image choc. Mon principe en gestion de l’ordre public, c’est qu’il faut un préavis. Quand on doit agir, c’est un échec pour la police et pour moi. J’assume complètement. A présent, il faut reconstruire l’image d’après.
Est-ce que vous pensez que l’image du bourgmestre a changé?
Les bourgmestres et les gouverneurs ont été ringardisés pendant des années, mais sans eux, comment aurait-on fait? Les politiques de proximité ont été salvatrices. Rudi Vervoort a imprimé sa marque lors des Cores (Conseils régionaux de sécurité) et franchement, tout le monde a agi de concert. Je pense que le décumul va faire que la Conférence des bourgmestres va prendre du poids. La relation du bourgmestre avec les citoyens a été confirmée. La coordination est fondamentale. Ce n’est pas un contre-pouvoir, mais il faut voir comment on applique ensemble les décisions.
Trouvez-vous que la vaccination fonctionne bien?
On n’a pas de réel cafouillage même au début puisqu’on n’a pas de vaccin. Dès qu’on en a, on vaccine. Il fallait des grands centres, on devait faire de la masse. Il fallait ouvrir dix centres et maintenant, on va décliner en faisant des marathons, des expériences locales pour aller chercher les gens. On est dans le peloton de tête. On doit aussi comparer les chiffres entre les grandes villes. Franchement, je ne pensais pas qu’on en serait là maintenant. Je trouve qu’on a de la chance. Ne nous flagellons pas non plus. Fin juin, on est à 51%, c’est bien.
Quel est votre état d’esprit aujourd’hui?
Ce n’est pas la dernière crise et je pense qu’elle n’est pas finie. Mais il faut gérer pour ne plus jamais fermer la société. On va travailler par secteur. On a eu peur de gérer l’injuste. Notre boulot maintenant, c’est de ne plus fermer un secteur.
Qu’est-ce qui vous a surpris?
L’adaptabilité du service public. Quand tu vois que cela tient, c’est qu’on est dans le bon. Malgré le manque de protection, ils sont venus. Un policier qui doit rentrer chez les gens avec juste un masque en tissu, même si c’est un Pierre Degand, je dis “chapeau”.
Qu’est-ce qui vous a choqué?
La pauvreté m’a choqué. L’inégalité sociale est encore plus criante. Il faut repenser la vie en ville. Le débat sur le bois de la Cambre naît du corona. Les gens ont besoin de sortir, le bois est devenu un enjeu stratégique. Et puis, on a tenté d’aider tout le monde mais il y a aussi ceux qu’on ne voit pas, les invisibles. Comment ont-ils survécu durant cette crise ? C’est pour eux aussi qu’on fait le job. Heureusement qu’on a eu l’Etat. Même les libéraux l’ont compris. Il ne faut pas oublier le social, le scolaire, ce qui construit la société. On doit réfléchir à la solidarité.
Cette crise a changé quelque chose chez vous?
Ça m’a conforté dans mes deux combats que sont l’école et la santé. Rien n’est plus important. On n’a jamais assez d’argent pour les enseignants. Et les soins de santé vont coûter plus cher mais c’est une bonne nouvelle car on va vivre plus vieux. Que va-t-on faire de la croissance de l’an prochain ? On paie des dividendes ou on s’occupe de la solidarité? La sécurité sociale a été créée après la Deuxième guerre mondiale. On doit revenir à l’essentiel.
Vanessa Lhuillier
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