L’éditorial de Fabrice Grosfilley : le droit et la politique

La crise de l’accueil vaut-elle une crise gouvernementale ? La rupture de l’État de droit et le carton rouge adressé par le monde universitaire vaut-elle un recadrage politique, quitte à ce que cela provoque de sérieux remous au sein des partis flamands ? C’est la question à laquelle sont désormais confrontés les leaders politiques francophones. Cette crise de l’accueil résulte de l’incapacité de l’État fédéral à accueillir les demandeurs d’asile qui se présentent sur notre territoire. Une incapacité qui se traduit par une forme de non-gestion : au prétexte d’héberger  prioritairement les femmes et les enfants, on laisse des hommes sans ressources par milliers dans les rues de Bruxelles et la Région bruxelloise n’a qu’à se débrouiller pour les héberger et éviter qu’ils ne deviennent les petites mains de la criminalité organisée. Soyons de bon compte, ce n’est pas aussi caricatural que cela : la Région bruxelloise doit effectivement prendre en charge l’hébergement que Fedasil n’est pas capable d’assumer, mais en contrepartie le fédéral va participer au financement de ces places d’accueil.

Il n’empêche : l’appel ce mercredi des professeurs de droit devrait faire mal à plus d’un démocrate. Le constat qu’une secrétaire d’État du gouvernement fédéral s’affranchit des décisions de justice n’est théoriquement pas acceptable. Quand ces professeurs évoquent un  viol de la démocratie et  un régime illibéral c’est le signe que les choses ne peuvent pas rester en l’état. Il y a un peu plus de deux ans, l’aile gauche du gouvernement avait d’ailleurs menacé de faire tomber le gouvernement si la crise de l’accueil n’était pas résolue. Parce qu’il y a deux ans déjà, l’État fédéral n’assumait déjà pas ses responsabilités en matière hébergement des demandeurs d’asile. A l’époque, Sammy Mahdi occupait encore la place de secrétaire d’Etat à l’asile et à la migration. On avait assez vite compris que la menace ne serait pas mise à exécution. Les commentaires à droite avait été à l’époque d’une ironie cinglante : vous imaginez les partis de gauche faire tomber le gouvernement sur cette question , alors qu’on est en plein explosion des prix de l’énergie pour cause de guerre en Ukraine et qu’on est à peine remis de la Covid 19 ? Chiche, allez-y seulement…. Et finalement le gouvernement d’Alexander de Croo était parti en en vacances et on était  passé à autre chose.

Deux ans plus tard, c’est  la même situation, la menace de crise gouvernementale en moins. Aucun parti ne se risque aujourd’hui à dire qu’il faudrait que Nicole De Moor démissionne ou que la majorité Vivaldi serait menacée par cette absence répétée de prévision et d’anticipation, qui fait que tous les ans ou presque, les ministres constatent qu’on n’a pas assez de lits pour accueillir les demandeurs d’asile, et que pourtant l’année suivante on ne dégage pas de budget pour créer de nouvelles places. Le problème n’est d’ailleurs pas tellement budgétaire. Il est avant tout politique et symbolique. Politique dans le sens ou personne en Flandre et en Wallonie ne se porte réellement volontaire pour accueillir chez lui un centre Fedasil. Les bourgmestres font de la résistance, et le fédéral n’a pas le courage de les contraindre. Résultat des courses :  on laisse les demandeurs d’asile à Bruxelles. C’est pas très grave,  Bruxelles, ce n’est pas là que le CD&V ou l’Open VLD risquent leur place aux prochaines élections.  Symboliquement ou idéologiquement parlant, ouvrir des places pour les demandeurs d’asile n’est pas populaire auprès d’une partie de l’électorat. Ce serait donner donner  du biscuit à l’extrême droite qui n’en a pas besoin.  Ajoutons que face à l’urgence, la solution la plus simple serait de prendre des places d’hôtel, solution pragmatique mais encore plus risquée, imaginez l’extrême droite qui dirait on paye des nuits d’hôtel aux demandeurs d’asile, alors qu’on a pas de quoi payer des magistrats et des policiers, bad buzz populiste assuré… Le plus simple reste de renvoyer la patate chaude à la Région bruxelloise, ou à la ville de Bruxelles, à charge pour elle de trouver une solution, de prendre les critiques des populistes sur le dos et d’essayer de limiter les conséquences sociales et sécuritaires de l’incurie. La Région bruxelloise et la ville de Bruxelles sont en matière d’accueil les paratonnerres du gouvernement fédéral. Et ça continuera.

Certains penseront peut-être qu’il est plus facile pour des hommes et des femmes  politiques “de gauche” d’ouvrir des places d’accueil, alors que les hommes et les femmes politiques “de droite”, seraient plus regardants sur la question puisqu’ils craignent la concurrence de l’extrême droite. Ce serait ce serait une vision cynique et tristement politicienne de la gestion des affaires publiques (et on a, en outre, la conviction que la préoccupation humaniste ou humanitaire dépasse ce clivage). Quand on est ministre ou secrétaire d’État, on doit appliquer la loi d’abord, être garant de l’intérêt fédéral ensuite, et les préoccupations électorales ne peuvent venir qu’après. Et notre Région bruxelloise (que tant de partis et commentateurs aiment décrire comme un coupe-gorges aux institutions  pléthoriques et dépensières)  est ici bien gentille de tirer les partis flamands ou francophones, dont le cœur penche à droite,  d’un mauvais pas, leur permettant de continuer à flatter les penchants les plus populistes d’un électorat qu’ils courtisent dans une posture qui ne les grandit pas.