L’édito de Fabrice Grosfilley : vivre ensemble et gouverner pour tous

Quel est le point commun entre un fermier de l’Arkansas et un conducteur de métro de New York ? Entre un trader de Manhattan et un ouvrier de Chicago ? Entre une femme qui élève seule cinq enfants à Boston et un propriétaire terrien dans le Montana ? Entre un retraité de La Nouvelle-Orléans et un agent immobilier de Los Angeles ? Entre une famille protestante installée depuis cinq générations dans le Colorado et le fils d’immigrés asiatiques, bouddhiste, dont les parents sont arrivés il y a une cinquantaine d’années à Los Angeles ? À première vue, il y a très peu de points communs. Et on pourrait multiplier les exemples : les Afro-américains descendants d’esclaves, les Italo-Américains comme Martin Scorsese, les Portoricains comme les parents de Jennifer Lopez, les catholiques d’origine irlandaise comme la famille Kennedy. L’Amérique est le résultat de grandes vagues d’immigration, un pays qui compte quatre fuseaux horaires et 50 États, chacun avec sa propre législation. Un pays à l’échelle d’un continent où l’on cultive le blé, trouve du pétrole, fabrique des automobiles et produit du Coca-Cola. Un pays marqué la violence aussi, où l’on a massacré les Indiens avant de les parquer dans des réserves, où l’on a pratiqué la ségrégation raciale, où l’on est régulièrement secoué par des tueries de masse, où les vétérans des guerres récentes sont de plus en plus nombreux et où la peine de mort est encore en vigueur dans 26 États.

Pour nous, vu de Bruxelles ou d’ailleurs en Europe, il est parfois difficile de saisir la réalité de l’Amérique, tant la diversité y est bien plus grande qu’on ne l’imagine. Vouloir résumer les États-Unis à la ville de New York, ou en avoir une image d’Épinal avec un ranch, des cactus et un derrick au loin, c’est évidemment réducteur. La question que pose l’élection présidentielle américaine est donc aussi celle de la diversité : comment faire cohabiter des mondes aussi différents, comment permettre à des individus si éloignés les uns des autres par leur culture, leur manière de vivre, leur pouvoir d’achat, leur vision du monde et leurs aspirations, de se sentir appartenir à un même grand ensemble ? Et comment légiférer, gouverner, décider au nom de cette grande mosaïque si disparate ?

Cette question se posera désormais au nouveau président des États-Unis. Et elle devient sans doute plus cruciale que jamais, tant les divisions semblent aujourd’hui profondes. Réconcilier les Amériques entre elles ne sera pas simple. Pour gagner une élection, la tendance est aujourd’hui de s’adresser à une partie seulement du corps électoral. On parle à son camp, on le galvanise, on diabolise l’adversaire, on désigne des boucs émissaire. Le terme de “combat politique” n’a jamais été aussi justifié qu’aujourd’hui. Les campagnes électorales se gagnent davantage sur un clivage que sur le rassemblement. Cette manière de faire de la politique n’est sans doute pas tout à fait nouvelle, mais elle s’est accentuée, généralisée, banalisée depuis quelques décennies.

Ce qui est vrai pour les États-Unis l’est aussi en Europe. Les campagnes électorales deviennent de plus en plus violentes, les différences entre partis de plus en plus marquées, les distances programmatiques de plus en plus difficiles à combler, les coalitions de plus en plus délicates à former. C’est la conséquence d’une société de plus en plus divisée. Entre un agriculteur de la province du Luxembourg, un employé de banque bruxellois, et un grand propriétaire d’immeubles à Knokke-Le-Zoute, il y a peu de points communs. Et même au sein de la région bruxelloise, une famille monoparentale d’Ixelles ou de Saint-Josse n’a pas les mêmes aspirations qu’un couple de retraités de Woluwe-Saint-Pierre. Conséquence de cette diversité, les électeurs du Vlaams Belang, de la N-VA ou du PTB incarnent des points de vue qui semblent inconciliables.

Il n’y a plus grand-chose de commun non plus entre les programmes de l’Open VLD, du MR et celui du PS. Même au sein d’une famille politique issue d’une ancienne formation autrefois nationale, le CD&V et Les Engagés, ou le PS et Vooruit, ne racontent plus la même histoire. Et pourtant, tous ces points de vue devraient en théorie pouvoir être pris en compte ; c’est l’esprit de la démocratie. Pour que cela fonctionne, il faut d’abord que les institutions permettent à chacun de se sentir représenté, tout en laissant nos États, nos régions et nos communes gouvernables. Peut-être est-il temps de s’interroger sur les avantages et les inconvénients du système proportionnel, qui nous condamne à former des coalitions semblant de plus en plus souvent contre-nature. Et puis, la deuxième condition, c’est aussi de garder le sens de la mesure, de se rappeler qu’on peut être le héros d’un camp pendant la campagne électorale, mais qu’une fois l’élection passée, on doit représenter tout le monde, pas seulement ceux qui ont voté pour vous. Cette mutation, ce changement d’état d’esprit, est difficile à opérer, voire impossible quand, pendant la campagne électorale ou dans les négociations qui ont suivi, on est allé trop loin.

Fabrice Grosfilley